dimanche 4 juin 2023

je ne dois pas me presser de rentrer

"Je me suis répété cette phrase, deux ou trois fois : je ne dois pas me presser de rentrer.
Pourquoi la femme chez qui je vivais m'avait-elle dit cela ? Que signifie-t-on ainsi à la personne qui habite chez soi ? Peut-être devrais-je la prendre au mot me suis-je dit, à l'aéroport de Lima, embarquer pour Rio, et de là à Kinshasa puis Bangkok. Sans doute serait-ce assez peu me presser de rentrer, mais si la femme chez qui je vivais me le demandait, après tout, pourquoi pas ? J'ai pensé que je pourrais poursuivre mon périple comme je l'avais commencé : j'irais de terrasse en terrasse et de bar en bar, m'assiérais face aux paysages, devant le Corcovado, sur les berges du Congo et au bord des klongs devant- une assiette de curry massaman, et partout je laisserai le temps passer en buvant du vin blanc capiteux et tous les rhums et tous les alcools du monde, zigzagant de Cancer en Capricorne, rebondissant sur les 23° parallèles comme la boule sur le caoutchouc du flipper, et à force de tourner et de retourner peu à peu la mémoire s’éroderait, j'oublierais peut-être le chemin le plus rapide pour rentrer, peut-être même oublierais-je l'enfant et l'enfant m'oublierait-il lui aussi, si ce n’était déjà fait, peut-être même en me cognant la tête sur les 23° parallèles oublierais-je aussi son nom à elle, qui disparaîtrait d'un coup, boum, elle ne serait plus que la femme chez qui je vivais. Alors, je poursuivrais ma course périmétrique et pour subsister, je pourrais me charger de quelques documents à remettre en mains propres d'un hémisphère à l'autre, ainsi de proche en proche je creuserais mon sillon dans l'espace intertropical en tournant et retournant encore autour du globe, creusant toujours plus profond à travers la croûte terrestre puis le manteau supérieur, jusqu'à me dissoudre dans le magma du manteau inférieur et dans l’oubli, moi aussi."

"Un corps tropical" de Philippe Marczewski

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