dimanche 14 décembre 2025

Démence numérique

Abel Quentin, écrivain : « Face au désastre de l’IA générative, une critique abrupte, radicale est nécessaire »

L’auteur appelle, dans une tribune au « Monde », à refuser tout fatalisme devant l’essor de l’intelligence artificielle générative, qu’il décrit comme un péril social, culturel et politique de grande ampleur. Selon lui, une régulation drastique devrait être de mise.

Publié dans le journal Le Monde le 08 décembre 2025 à 14h00




Face à la démence numérique et à la déferlante de l’intelligence artificielle (IA) générative, il est urgent de cultiver l’esprit d’enfance, de retrouver la spontanéité du gosse au bout de la table, qui pose des questions comme elles lui viennent. Pourquoi autorise-t-on la publicité pour les smartphones, puisqu’ils sont aussi addictifs que des pipes à crack ? Pourquoi ne pas en interdire purement et simplement la vente et l’usage aux mineurs ? Est-il bon que l’IA générative soit laissée à disposition du public, puisqu’elle représente un désastre écologique et éducatif ? Pourquoi nous infliger une punition collective, que tout le monde subit sans l’avoir choisie ?


Depuis dix ans, tout a été écrit sur ce processus d’aliénation « sans équivalent dans l’histoire de l’humanité », selon les mots du chercheur en neurosciences Michel Desmurget. Son caractère délibéré a été admis par certains de ses organisateurs. Ancien président de Facebook, Sean Parker a reconnu que le réseau social a été conçu autour de « l’exploitation de la vulnérabilité de l’humain et sa psychologie ». Et d’ajouter : « Dieu sait ce que ça fait au cerveau de nos enfants (…) Les inventeurs, les créateurs – comme moi, Mark [Zuckerberg], Kevin Systrom d’Instagram et tous ces gens – avions bien compris cela, c’était conscient. Et on l’a fait quand même. »


Les experts s’accordent sur le constat d’un gâchis gigantesque, alors que le temps de cerveau disponible avait augmenté comme jamais, au cours du dernier siècle. Depuis 2022, la révolution de l’IA générative fait courir un péril plus vaste encore : que l’homme renonce définitivement à lui-même.


Une critique abrupte, radicale est nécessaire. Elle se fait un peu entendre, mais bute contre une énorme force d’inertie, faite de fascination servile, de résignation et de scepticisme goguenard. Comme souvent, les fous se présentent comme des gens raisonnables : « C’est le sens de l’histoire », etc. Eternels mantras de ceux qui confondent encore innovation et progrès, et sautent dans des trains en marche avant de demander au chauffeur la destination. « Heureux les simples d’esprit », répondent-ils, pleins de mépris, à celui qui questionne l’utilité sociale de l’IA générative. Traduire : « Pauvres types, qui rejetez ce qui dépasse votre entendement. » Et bien, revendiquons l’injure. Simple d’esprit, quel beau titre ! Il faut dire des choses très simples, en effet. Et dire « monstrueux » quand ce que l’on voit est monstrueux.


Notre démission collective se nourrit de mythes. Celui du rêve d’émancipation que portaient, à l’origine, les technologies numériques : vieille idée depuis longtemps trahie mais qui continue à briller, tel un astre mort. Celui, plus puissant encore, de la neutralité technologique. La fable selon laquelle « les technologies numériques ne sont pas intrinsèquement dangereuses, ça dépend de l’usage qu’on en fait ». Ce discours de drogué consiste à admettre, du bout des lèvres, des dérives, tout en se hâtant de préciser que cette déferlante cognitive n’est pas intrinsèquement nocive : seuls le sont certains usagers irresponsables, et une régulation à la marge en corrigera les excès. Appliqué au numérique, ça donnerait : son usage ne reflète jamais que l’âme de l’homme. Si les détenteurs de smartphones tombent dans un puits sans fond, sont incapables de s’autolimiter, se repaissent des contenus stupides, haineux ou mensongers, ce n’est pas le fait de l’outil, mais de l’homme et de son cœur corrompu.


Reflux numérique

Le « crétin digital » serait un crétin avant d’être digital. Pareil pour le « salaud digital ». L’outil, lui, est hors de cause. Cette ineptie a été invalidée cent fois : si les acteurs du marché de l’attention actionnent des leviers neurologiques déjà existants (comme l’appétence pour le conflit ou la surprise), ils les excitent comme des mauvais génies, de façon très calculée. Au XXe siècle, la supercherie de ce mythe de la neutralité avait été mise au jour par Jacques Ellul qui démontrait que la technologie entraîne des changements civilisationnels à bas bruit. Et – c’est l’autre enseignement d’Ellul – ces changements civilisationnels ne font l’objet d’aucun débat, ni d’aucune décision collective.


C’est ici que le fataliste entre en scène. Alors que même les fondateurs de l’IA moderne réclament un moratoire sur la recherche, que les études se multiplient sur le désastre sanitaire des écrans, il devient de plus en plus difficile de nier la nature existentielle du péril. Aussi l’inertie prend-elle souvent le visage du fatalisme, déguisement d’un esprit capitulard et mou, qui rend les armes avant d’avoir combattu.


Le fataliste a identifié la menace civilisationnelle (au moins au sujet de l’IA générative, car il continue à croire que le smartphone est un simple « sujet de société »). Seulement, il considère la fuite en avant technologique comme un phénomène météorologique, aussi peu maîtrisable qu’un typhon ou une tempête de neige, dont il faudrait prendre son parti. Il est l’idiot utile des sorciers de la « Cerebral Valley ». Il prétend que nous ne disposerions d’aucune marge de manœuvre face aux technologies mortifères, si ce n’est d’« éduquer » les citoyens. Autrement dit, il faudrait subir. Le fataliste verrouille et circonscrit le débat. Il alimente une anticipation autoréalisatrice négative, à grande échelle : parce que nous pensons qu’on ne peut rien faire, il ne se passe rien.

Or, si les obstacles à une régulation drastique sont immenses, ils ne devraient pas préempter la question fondamentale : que voulons-nous ? Combien sommes-nous à désirer un reflux numérique ? Et aussi : quelle est l’utilité sociale des outils numériques ? Les gains pratiques compensent-ils la dislocation sociale et la destruction de l’intelligence ? Autrement dit, comme le préconise la neurologue Servane Mouton, il faut « évaluer enfin le coût global des technologies de l’information et de la communication pour la collectivité ».


Cette démarche serait une façon habile de détourner le vocabulaire des ingénieurs du chaos (obsédés par le rendement et les coûts d’opportunité), pour en faire un usage plus rigoureux, et plus humain. Mais aussi de « décomplexer » l’action publique : par exemple, est-il vraiment impossible de conserver le bénéfice des apports positifs de l’IA générative (dans la recherche médicale, par exemple) sans la mettre à disposition des particuliers à travers les ordinateurs ou les smartphones ? Est-il vraiment impossible de bannir les smartphones de certains espaces publics ?


L’interdiction des portables au lycée dès la rentrée 2026, envisagée par Emmanuel Macron, a été une belle surprise. C’est une mesure salutaire. Mais il faut aller beaucoup, beaucoup plus loin. Et vite. Chaque année qui passe rend l’action plus difficile : des nouvelles dépendances sont créées dont il devient difficile de se défaire. Contre le « crack digital » et les crimes contre l’intelligence humaine, la frilosité n’est plus de mise.


L’extrême droite trumpiste a montré qu’il n’existait aucun tabou, aucun obstacle infranchissable quand il s’agit de renverser de vieilles alliances et de remettre en cause des principes fondateurs de la démocratie américaine. Il y a là une leçon à prendre. Si on peut renverser la table pour le pire, on peut le faire pour le meilleur.


Abel Quentin est écrivain. Il est l’auteur de trois romans, « Sœur » (Editions de l’Observatoire, 2019), « Le Voyant d’Etampes » (Editions de l’Observatoire, 2021), prix de Flore 2021, et « Cabane » (Editions de l’Observatoire, 2024).


Abel Quentin (Ecrivain)


https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/12/08/abel-quentin-ecrivain-face-aux-risques-de-l-ia-une-critique-abrupte-radicale-est-necessaire_6656477_3232.html 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire