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lundi 28 octobre 2024

Cécité

Charles Enderlin, journaliste : « Pendant des décennies, les Israéliens ont ignoré ce qui se disait dans les mosquées à Gaza »

L’ancien correspondant de France 2 en Israël revient, dans un entretien au « Monde », sur l’implantation de l’islam radical à Gaza et sur la place du religieux dans le conflit israélo-palestinien : « les fondamentalismes, juif et musulman, semblent espérer, chacun de leur côté, que le bain de sang provoqué par leur opposition amènera la fin des temps ».

https://www.lemonde.fr/le-monde-des-religions/article/2024/10/20/charles-enderlin-journaliste-pendant-des-decennies-les-israeliens-ont-ignore-ce-qui-se-disait-dans-les-mosquees-a-gaza_6356543_6038514.html

(...)

« La religion est l’un des principaux éléments de blocage du processus de paix », écrivez-vous. Quelle est la place du messianisme juif, auquel vous consacrez également de nombreux développements ?

En juin 1967, à l’issue de la guerre des Six-Jours, Israël occupe la vieille ville de Jérusalem, avec en son sein le mont du Temple (l’esplanade des Mosquées, pour les musulmans), le site de l’antique Temple du peuple hébreu. C’est la première fois depuis l’an 70 que des juifs foulent le sol de cet endroit, le seul lieu saint du judaïsme.

Pour les rabbins orthodoxes classiques, il ne faut surtout pas y retourner avant le retour du Messie, à la fin des temps, et seul Dieu décidera du moment. Le gouvernement israélien a interdit aux juifs d’y prier. Israël a également laissé le contrôle de l’esplanade au Waqf de Jérusalem, une fondation islamique contrôlée par la Jordanie.

Mais un mouvement de sionistes religieux, formés notamment des disciples du grand rabbin Abraham Isaac Kook (1865-1935) et de son fils, Zvi Yehouda Kook (1891-1982), vont vivement critiquer cette décision. D’après leur vision théologique, la création de l’Etat d’Israël en 1948 et les conquêtes de 1967 sont des signes divins qui annoncent la venue prochaine du Messie. Selon eux, il est par conséquent autorisé aux juifs de réinvestir le mont du Temple. « Nous ne cherchons pas à provoquer l’arrivée des temps messianiques, ce sont les temps messianiques qui nous poussent [à l’action] », déclaraient des membres de ce mouvement au journal Yediot Aharonot, dès le 17 mai 1968.

Ce courant ne va cesser de prendre de l’ampleur et va acquérir une dimension de plus en plus inquiétante. Dans les années 1980, un réseau terroriste juif envisageait ainsi de faire sauter les mosquées de l’esplanade. Dans leur vision qui justifie la colonisation de la Cisjordanie, la terre d’Israël a été donnée aux juifs par Dieu et les musulmans n’ont pas le droit d’y être. Or, leur voix pèse de plus en plus, et ils agissent systématiquement pour faire échouer tout processus de paix qui comporterait des concessions aux Palestiniens.

Fin 2022, Benyamin Nétanyahou a scellé son alliance avec les plus radicaux d’entre eux, en les faisant entrer au gouvernement. Itamar Ben Gvir, ministre de la sécurité nationale, est par exemple issu d’un courant suprémaciste juif, héritier idéologique du rabbin ultranationaliste Meir Kahane (1932-1990). Dans le cadre de ses fonctions, il est censé veiller au maintien du statu quo sur le mont du Temple. Or, il répète vouloir y rétablir la prière juive et y construire une synagogue. Pour l’heure, Nétanyahou s’y oppose, mais il laisse Itamar Ben Gvir multiplier les provocations [il est notamment allé prier sur l’esplanade, en août].

Comment ces mouvements messianiques ont-ils réagi au 7-Octobre ?

Au-delà de l’effroi et des messages de solidarité, certains y ont vu un signe de l’action divine. Le 12 octobre 2023, sur le site Srougim, le bibliste Yoel Elitzour pointait ainsi le fait que les massacres avaient largement frappé des kibboutz classés à gauche. Il déclarait : « Je n’ai pas été surpris. Le Tout-Puissant n’avait pas d’autre choix ! Que pouvait-il faire, face à l’abandon par des forces en Israël des villes de nos ancêtres, face à ceux qui s’éloignent des valeurs, développent des abominations sexuelles, amènent en Israël des goyim [non-juifs] qui s’infiltrent en nombre ? » Le 3 décembre, Yigal Levinstein, rabbin au sein de la colonie Eli, en Cisjordanie, renchérissait : « Il y a des moments dans l’histoire où le Tout-Puissant décide de produire un tremblement de terre afin que les hommes ne restent pas dans l’erreur. »

John Constantine dans sa dernière incarnation
Simon Spurrier/ Aaron Campbell
 (2020)
Notons aussi que le messianisme est très présent du côté du Hamas. En affirmant se baser sur une analyse du Coran, Ahmed Yassine prophétisait ainsi, en 1999, sur Al-Jazira : « Toute entité fondée sur l’injustice et le pillage est destinée à être détruite. Israël disparaîtra durant le premier quart du XXIe siècle. Pour être précis, je dis que, d’ici à 2027, il n’y aura plus d’Israël. » Au cours des semaines précédant le 7-Octobre, des dirigeants du Hamas ont fait d’autres déclarations dans ce sens. Les deux fondamentalismes, juif et musulman, semblent ainsi espérer, chacun de leur côté, que le bain de sang provoqué par leur opposition amènera la fin des temps. (c'est moi qui mets en gras)

« Le Grand Aveuglement. Israël face à l’islam radical », de Charles Enderlin. Albin Michel, 416 pages, 24,90 euros.




lundi 12 août 2024

Eurasien


« Aujourd’hui encore, le gardien au visage poupon qui vient me surveiller chaque jour me traite de bâtard quand ça lui chante. Cela ne me surprend pas, même si j’espérais mieux de la part de vos hommes, mon cher commandant. Je l’avoue, le mot me fait encore mal. Peut-être, pour changer, pourrait-il me traiter de corniaud ou de demi-citron, comme d’autres l’ont fait par le passé ? Et pourquoi pas métis, le terme qu’utilisaient les Français quand ils ne m’appelaient pas Eurasien ? Eurasien me conférait un vernis romantique auprès des Américains, mais ne m’avançait à rien avec les Français. J’en croisais encore de temps en temps à Saigon, colons nostalgiques qui s’entêtaient à rester dans ce pays après la liquidation de leur empire. Le Cercle sportif était leur repaire. Ils y sirotaient du Pernod tout en ressassant le passé de ces rues saïgonnaises qu’ils appelaient encore par leurs noms français : le boulevard Norodom, la rue Chasseloup-Laubat, le quai de l’Argonne. Ils régentaient le personnel indigène avec une arrogance de nouveaux riches et, quand je me présentais, me considéraient avec l’œil soupçonneux de gardes-frontières vérifiant les passeports.
Néanmoins, ce ne sont pas eux qui ont inventé l’Eurasien. La paternité en revient aux Britanniques, en Inde, lesquels avaient également jugé impossible de ne pas croquer dans le chocolat local. Comme ces Anglais à casque colonial, les soldats des forces expéditionnaires américaines dans le Pacifique n’avaient pas résisté aux charmes des indigènes. Eux aussi avaient inventé un mot-valise pour décrire les gens comme moi : les Amérasiens. Bien que dans mon cas le terme ne fût pas approprié, je pouvais difficilement en vouloir aux Américains de me prendre pour un des leurs, étant donné que les rejetons tropicaux des GI pouvaient à eux seuls former une petite nation. Aux acronymes, nos compatriotes préféraient les euphémismes ; les gens comme moi, ils les appelaient la poussière de la vie. Plus concrètement, l’Oxford English Dictionary que je consultais à Occidental College m’apprit que je pouvais être qualifié d’« enfant naturel », et dans tous les pays que je connais je suis un fils illégitime. Ma mère m’appelait son enfant de l’amour, mais je n’aime pas m’attarder là-dessus. En fin de compte, c’était mon père qui avait raison. Il ne m’appelait rien du tout.»

Viet Thanh Nguyen. « Le Sympathisant. »

jeudi 20 juin 2024

Orteils miniatures

« Tout homme a besoin d’un but, dit-il en contemplant le pistolet. Avant de rencontrer Linh, j’en avais un. Je voulais venger mon père. Et puis je suis tombé amoureux, et Linh est devenue plus importante que mon père ou que ma vengeance. Je n’avais jamais pleuré depuis sa mort, mais après mon mariage j’ai pleuré devant sa tombe parce que je l’avais trahi là où ça comptait le plus, dans mon cœur. Je ne m’en suis jamais remis jusqu’à la naissance de Duc. Au début, il n’était qu’une petite chose bizarre et moche. Je me suis demandé ce qui n’allait pas chez moi, pourquoi je n’aimais pas mon propre fils. Et peu à peu il a grandi, grandi, si bien qu’un soir j’ai remarqué combien ses doigts, ses orteils, ses mains, ses pieds étaient parfaitement dessinés, comme des versions miniatures des miens. Pour la première fois de ma vie, je savais ce que c’est que d’être frappé d’émerveillement. Même tomber amoureux n’avait rien à voir. J’ai alors compris que mon père avait dû me regarder comme ça. Il m’avait créé, et j’avais créé Duc.
C’était la nature, l’univers, Dieu qui passaient à travers nous. C’est là que je suis tombé amoureux de mon fils, que j’ai compris à quel point j’étais insignifiant, et à quel point il était merveilleux, et qu’un jour il ressentirait exactement la même chose. Et c’est à ce moment-là que j’ai compris que je n’avais pas trahi mon père. J’ai encore pleuré, en tenant mon garçon, parce que j’étais enfin devenu un homme. Ce que je veux dire par là… Si je te raconte tout ça, c’est que ma vie avait un sens, avant. Elle avait un but. Maintenant, elle n’en a plus aucun. J’étais un fils, un mari, un père et un soldat, et aujourd’hui je ne suis plus rien de tout ça. Je ne suis pas un homme, et quand un homme n’est pas un homme, il n’est personne. Et la seule manière de ne pas être personne, c’est de faire quelque chose. Donc soit je me tue, soit je tue quelqu’un d’autre. Tu vois ?

Non seulement je voyais, mais j’étais stupéfait. C’était la première fois que j’entendais Bon parler aussi longtemps. Sa peine, sa colère et son désespoir avaient fait mieux qu’ouvrir son cœur : ils avaient réveillé ses cordes vocales. Ces mots réussirent même à le rendre sinon beau, en tout cas moins laid qu’il ne l’était objectivement. L’émotion adoucissait les traits durs de son visage. Jamais, avant lui, je n’avais rencontré un homme qui semblait ému, profondément ému, non seulement par l’amour, mais par la perspective de tuer. S’il était un expert par nécessité, j’étais un novice par choix, même si j’avais eu des occasions. Dans notre pays, tuer un homme – ou une femme, ou un enfant – était aussi simple que tourner la page de son journal le matin. Il suffisait d’avoir une excuse et une arme, deux choses que trop de gens, dans les deux camps, possédaient. Ce que je n’avais pas, c’était le désir de le faire, ou les diverses justifications qu’un homme endosse en guise de camouflage – le besoin de défendre Dieu, son pays, son honneur, son idéologie, ses camarades –, même si, au bout du compte, la seule chose qu’il protège est la part la plus fragile de lui-même, la bourse cachée et ridée que tout homme trimballe avec lui. Ces excuses prêtes à porter vont bien à certaines personnes. Pas à moi. »

Viet Thanh Nguyen. « Le Sympathisant. » 

dimanche 26 mai 2024

Enfant chéri de la destinée

« Un court instant, Elaine reste silencieuse. Puis, d’une voix calme, elle dit :
— On a une bonne vie, mon chéri. C’est vrai.
Bob se regarde les pieds.
— Mon père, quand j’étais gosse, il passait toujours le même disque, j’sais pas où il avait foutre pu trouver ça, il avait juste acheté l’électrophone pour que m’man, moi et Eddie on s’en serve, mais il en avait un à lui, de disque, un quarante-cinq tours de Frank Sinatra, un truc qui s’appelait Enfant chéri de la destinée, une chanson complètement idiote. Mais il adorait ça ; il se tapait deux, trois bières et il se passait ce disque sans arrêt, jusqu’à ce que lui vienne cette espèce de regard rêveur, assis là dans son fauteuil à écouter cette chanson et à faire semblant d’être autre chose que ce qu’il était. Moi et Eddie, on le voyait faire ça et on s’marrait, tu vois ? On se fichait de lui, parce qu’on savait qu’on n’était pas pareils, qu’on ferait jamais rien d’aussi idiot que notre vieux, à travailler toute la journée dans une connerie d’usine pour rentrer le soir, boire une ou deux bières et se passer un disque à la con de Frank Sinatra, qu’on était les enfants chéris de la destinée. C’est vrai, quoi, bon dieu ! Je me disais : “Non, mais quel trou du cul !” J’étais qu’un gosse, j’allais à l’école à l’époque, moi et Eddie, mais vu qu’on était des joueurs de hockey tellement super qu’on causait de nous dans les journaux, on croyait que c’étaient nous les chéris de la destinée.
Seulement voilà, maintenant il y a quinze ans qu’ont passé, et moi me v’là. Exactement comme mon vieux. Seulement au lieu de rentrer à la maison, de m’asseoir dans mon fauteuil et de me passer Enfant chéri de la destinée, je regarde Hart and Hart ou un truc comme ça à la télé. Et si mes gosses avaient quelques années de plus, elles se foutraient de moi. “Regardez-moi ce trou du cul”, qu’elles diraient, Ruthie et Emma ; elles seraient supercheerleaders au lycée, et tout : “Regardez-moi c’trou du cul, il se prend pour Robert Wagner ou je ne sais qui, qu’elles diraient, il s’aperçoit même pas qu’il est à moitié cuit, qu’il est plein de suie qu’il a ramassée dans les chaudières des autres, qu’il a même pas des chiottes à lui et qu’il en aura jamais. »

Russell Banks, « Continents à la dérive. »

vendredi 12 avril 2024

Nihilisme pour âmes simples













By Jove ! 

Comment Joan Cornella fait-il pour si bien me connaitre ?

en résumé, c’est du misanthropisme.
Voire même du nihilisme pour âmes simples.
(Camus a dit quelque part que le nihiliste n'était pas celui qui ne croyait en rien, mais celui qui ne croit pas à ce qui est.)

jeudi 9 mars 2023

Brûlons la chandelle par les deux bouts

Oui, le mieux, dans un contexte anxiogène, c’est de ne faire aucune concession à la prudence, à la modération, à la tempérance. Puisque le Titanic sombre sans espoir, réclamons à l’orchestre de jouer encore plus fort.
Lorsque, au sommet de l’État, on invite à la sobriété, la meilleure réponse reste donc de brûler la chandelle par les deux bouts.
Dès la salle de maternité, quand vous venez à peine de pousser votre premier vagissement, quand vous êtes encore tout sanguinolent, avant même la première tétée, réclamez une coupe de champagne. Du meilleur. Millésimé. Idéalement, de l’extra-brut. (Choisissez un champagne à fines bulles. Vérifiez que l’équilibre entre acidité et sucrosité soit impeccable.)

Proposez à la sage-femme de trinquer avec vous. Par exemple, dites-lui : « Martine, soyez assez gentille pour reporter les premiers soins que vous aviez l’intention de me prodiguer. Jouissons ensemble de ce moment de joie auquel correspond ma venue sur Terre. La pesée, les mensurations, la coupe du cordon ombilical peuvent attendre, ne croyez-vous pas, Martine ? » N’hésitez pas à faire preuve de reconnaissance vis-à-vis de cette première personne qui aura permis votre passage de l’ombre utérine à la lumière de la vie extérieure. « Allons Martine, je vous en prie, faites-moi l’honneur de participer à cette petite cérémonie improvisée, asseyez-vous et buvons ensemble ! » (Il ne faut naturellement prénommer la sage-femme Martine qu’à la condition que la sage-femme se prénomme effectivement Martine. Il vous appartient d’adapter ces conseils à chaque situation particulière. Si la sage-femme se prénomme Amina, Janine, Marcel, appelez-la par conséquent Amina, Janine, Marcel.) Après une bonne série de décennies (huit, neuf, au-delà si vous en avez la force), n’hésitez pas à faire preuve de la même vitalité si c’est possible, en tous cas de la même convivialité, de la même chaleur, de la même audace, sur votre lit de mort.

Si, déjà, on a placé des bougies autour de votre lit pour favoriser le recueillement de ceux qui viendront vous rendre une dernière visite, profitez de la flamme vacillante pour allumer un dernier cigare. Au cas où vous posséderiez une belle boîte de Montecristo, de Cohiba ou de Bolivar, c’est l’occasion de lui faire un sort. Proposez-en tout autour de vous : au prêtre qui vient vous donner les derniers sacrements, au médecin qui vient avec un peu d’avance s’assurer de votre décès, aux proches, aux amis, à la famille... Pensez également à déboucher une dernière bouteille de champagne.
Il serait délicat, si elle vit toujours, d’inviter Martine (ou Amina, Janine, Marcel) pour cet ultime moment de partage. Ce sera l’occasion de faire des comparaisons bienvenues : « Ah ! tiens, il est encore meilleur que la dernière fois... », l’opportunité pour Martine (Amina, Janine, Marcel) de faire les dernières vérifications nécessaires : « Au fait, est-ce que j’avais bien coupé le cordon ? »


Chronique de François Morel : CONSEIL N° 24
dans Philosophie Magazine de décembre 2022