Dans l’Ancien Monde, sensible au flou artistique, à la subjectivité, à une certaine poésie, il était plus facile de pipeauter. Par exemple sur les ventes de vos livres. « Ça a marché ton dernier roman ? » « Carrément pas mal, je sais qu’on a réimprimé plusieurs fois, on n’est pas encore à cent mille, mais on en prend le chemin. » À l’intérieur de ce nuage sibyllin, un avenir était préservé. Vous restiez dans le bon cercle. Pour peu que vous ne soyez pas un tocard complet, que vous ayez toujours une « visibilité média », et quand même quelques ventes, ça passait. Quand le représentant arrivait chez le libraire, celui-ci gardait une impression suffisamment bonne de vous et de votre dernier livre pour prendre un paquet conséquent du prochain, en tout cas assez pour pouvoir envisager une pile et un bout de vitrine. Mais pas dans le Nouveau Monde. Dans le Nouveau Monde, il existait ce truc idiot qui s’appelait Internet, qui permettait d’aller sur des bases de données où le bobard n’avait plus cours. « Ouf, désolé mais je n’en ai vendu que deux du dernier, déclarait, sans cœur, le libraire. » « Ah, vous en prenez combien alors ? » « Ben…je ne sais pas. Un ? »

Et ainsi votre livre chouchou, sur lequel vous vous étiez enflammé, sur lequel vous aviez peiné, veillé pour le rendre à temps, qui faisait partie de cette œuvre par laquelle vous teniez à témoigner plaisir et gratitude à l’univers, se retrouvait au mieux à caler la pile des autres, de ceux qui en avaient vendu plus de deux la fois d’avant. Sans la moindre chance de surnager dans l’océan implacable du flot de publications. Le marché s’était contracté. Les éditeurs, pour conjurer le sort, nation aux abois se mettant à faire tourner inconsidérément la planche à billets, avaient augmenté le rythme de leurs sorties d’une façon démentielle. Pour un éditeur, le calcul était simple, plus on occupait de linéaire sur les tables des libraires, et plus on avait de chances qu’en jaillisse le bon numéro. Car un seul succès suffisait souvent à garantir la survie d’une maison d’édition. Avec un hit, et quelques ventes moyennes, on s’en sortait. Mais vous, ô pauvre auteur que vous étiez, si votre livre n’était pas en pile un peu partout, déjà que quand il l’était ce n’était pas gagné, autant dire que les chances pour que quelqu’un pense à l’acheter se réduisaient comme peau de chagrin.
Je m’étais donc retrouvé avec ce problème ennuyeux à gérer. J’aimais écrire. C’était mon activité la plus enthousiasmante. Je m’en cognais d’être dans le top des ventes, d’avoir mon portrait en haut de l’affiche. Par contre, cela m’aurait fait mal aux seins de ne plus pouvoir faire de livres. Tenaillé par mon SVF (le Syndrome du Vieux Flippé), j’avais donc pris le taureau par les cornes. Chaque problème ayant une solution, il suffisait de trouver laquelle. La première question à résoudre était celle de la visibilité. Avant, toujours dans l’Ancien Monde, les émissions de télé, la presse, la radio, permettaient de susciter l’impulsion d’achat. Mais là, tout le monde s’en fichait. Trop de sollicitations, de séries, d’Instagram, de liens, d’articles, de musique en streaming, d’ARTE+7, de Netflix et d’expos le week-end pour se changer les idées après une semaine rivé à son écran. Vous aviez beau avoir de bonnes critiques, être invité dans des émissions, vous étiez noyé dans le flux. Il y avait bien sûr les réseaux. Mais là aussi, à moins d’être un YouTubeur hors pair, ce n’était pas si évident de tirer son épingle du jeu. Car les réseaux étaient saturés par… tout le monde. C’était le truc génial d’Internet. Tout le monde avait quelque chose à dire, et ne s’en privait pas. Du coup, cela faisait beaucoup. J’avais beau avoir mes cinq mille amis sur FB, et des likes quand je mettais un post, un like ne se transformait pas en l’impulsion d’achat nécessaire. Il me fallait donc répondre à cette première question : comment retrouver plus de visibilité ?
Vincent Ravalec, "Mémoires intimes d'un pauvre vieux essayant de survivre dans un monde hostile"
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