mardi 28 octobre 2025

Charlie Martel

« Il ne faut pas oublier une chose : le point de départ de l’intégrisme islamiste, ce ne sont pas les théories des Frères musulmans, mais l’arrivée de la parabole dans les pays arabes. C’est quand, tout d’un coup, la modernité, le sexe, la liberté, tout fait irruption. Et les intégristes se sont sentis débordés.
- La démocratie propose une image que théoriquement ils refusent mais qu’instinctivement ils désirent ?
Exactement. Le fait de pouvoir avoir cette image mais dene pas la consommer en même temps, ça rend fou. Et c’est le coeur de tout.»


Malek Boutih, dans le Charlie Hebdo du 11 mars (mais je sais plus quelle année)

samedi 25 octobre 2025

Jakób et Moliwda

« Nahman, que le bon vin de la cave de Jakób a détendu, dit à Moliwda :
– Quand tu considères que le monde est bon, le mal devient exception, lacune, erreur, et plus rien n’a de sens. Quand tu pars du principe inverse, que le monde est mauvais et le bien une exception, alors tout s’ordonne intelligiblement. Pourquoi ne voulons-nous pas voir ce qui est évident ?
Moliwda poursuit sur le sujet :
– Chez moi, au village, on dit que le monde est divisé en deux, deux forces motrices, la bonne et la mauvaise…
– C’est quoi « ton » village ? interroge Nahman la bouche pleine.
Moliwda l’éconduit d’un geste impatient de la main et poursuit :
– Il n’y a pas un homme qui ne veuille du mal à un autre, d’État qui ne se réjouisse de la chute d’un autre, de marchand qui ne veuille la faillite de son voisin… Livrez-moi celui qui a créé cela. Celui qui a bâclé son travail !
– Laisse tomber, Moliwda, le calme Nahman. Tiens, mange ! Tu ne manges pas, tu ne fais que boire.
Tout le monde s’égosille à qui mieux mieux ; manifestement, Moliwda a mis un bâton dans la fourmilière. Il rompt un morceau de galette qu’il trempe dans de l’huile aux herbes.
– C’est comment chez toi ? ose encore lui demander Nahman. Tu pourrais nous montrer comment on y vit.
– Je ne sais pas, tergiverse Moliwda, le regard légèrement trouble par excès de vin. Il faudrait que tu me jures de garder le secret.
Sans hésiter, Nahman acquiesce d’un mouvement de tête. Cela lui semble évident. Moliwda ajoute du vin dans leurs godets, un cru tellement sombre qu’il laisse sur les lèvres un dépôt violet.
- Chez nous, commence Moliwda en bafouillant, je vais te le faire court, tout est horizontal, la lumière et l’obscurité. Et l’obscurité attaque la lumière, et Dieu crée les hommes pour avoir de l’aide, pour qu’ils défendent la lumière.
Nahman repousse son assiette et lève le regard vers son ami. Moliwda voit ses yeux sombres et profonds. Les bruits de la ripaille s’éloignent d’eux. Nahman parle à voix basse des quatre plus grands paradoxes auxquels il faut réfléchir, sans quoi l’on ne peut pas être un homme pensant.
– D’abord, Dieu, pour créer un monde fini, a dû se restreindre ; mais la part infinie de Dieu, qui n’est en rien engagée dans la création, persiste. N’est-ce pas ? demande-t-il à Moliwda pour s’assurer que celui-ci comprend ce langage.
Moliwda acquiesce, Nahman poursuit en disant que, si l’on admet que la conception du monde créé n’est que l’une du nombre infini d’idées présentes dans l’esprit divin, alors elle est certainement marginale et sans importance. Il se peut que Dieu n’ait même pas remarqué qu’Il créait quelque chose. De nouveau Nahman observe attentivement la réaction de Moliwda. Celui-ci inspire profondément.
– Deuxièmement, poursuit Nahman, la Création, en tant que part infime de l’esprit divin, L’indiffère et Il s’y engage à peine ; du point de vue humain, nous pouvons percevoir cette indifférence comme de l’hostilité.

Moliwda boit son vin d’un trait et repose bruyamment le godet sur la table.
– Troisièmement, poursuit Nahman à voix basse, l’Absolu, parce que infiniment parfait, n’avait aucune raison de créer le monde. Cette partie de Lui qui induisit la création du monde fut obligée de se montrer plus rusée que les autres et elle doit continuer à l’être ; et, nous, nous sommes impliqués dans ses ruses. Tu saisis ? Nous prenons part à la guerre. Et, quatrièmement, en tant qu’Absolu, Dieu a dû se restreindre pour qu’advienne notre monde fini. Pour Lui, notre monde est un exil. Tu comprends ? Pour créer le monde, Dieu Tout-Puissant a dû se rendre faible et soumis comme une femme.
Les deux amis restent assis en silence, épuisés. Le vacarme du festin leur revient aux oreilles, ils entendent la voix de Jakób qui raconte des histoires salaces. Ensuite, Moliwda, complètement ivre, donne longuement des tapes dans le dos de Nahman, jusqu’à susciter des plaisanteries grossières. Il pose alors la tête sur l’épaule de son ami et marmonne dans sa manche :
– Je le sais. »

Olga Tokarczuk, Les livres de Jakób

lundi 20 octobre 2025

Un manque

« Lejbko et moi avions notre passion secrète : nous écoutions intensément la sonorité des mots, le murmure des prières récitées de l’autre côté de la cloison, et nous tendions l’oreille pour percevoir ces paroles qui, unies entre elles par une récitation rapide, fusionnaient leurs sens. Plus le résultat de nos jeux était bizarre, plus nous étions contents.
À Międzybóż, tout le monde était comme nous, attentifs aux paroles ; aussi, le bourg en soi nous paraissait improbable, banal et fugace, comme si la matière, par sa confrontation avec la parole, avait la queue entre les jambes et se recroquevillait sur elle-même honteuse ; la route boueuse, ravinée par les charrettes, semblait ne mener nulle part ; les petites chaumières qui la longeaient de part et d’autre, mais aussi la maison du savoir, seule à posséder un vaste préau en bois noirci et détrempé dans lequel nous creusions des trous avec nos doigts, avaient l’air d’appartenir au monde du rêve.
Je pourrais dire que nous creusions également des trous dans les mots pour pénétrer leur incommensurable profondeur. Ma première fascination concernait la ressemblance de deux termes.
Les voici. Pour créer le monde, Dieu dut se retirer en lui-même, laisser dans son corps un vide qui devint l’univers. Dieu disparut de cet espace. Le mot « disparaître », en hébreu, a pour racine elem, tandis que le lieu de la disparition est appelé olam, le « monde ». Ainsi donc, l’histoire de la disparition de Dieu est présente jusque dans le nom du monde. Le monde ne pouvait apparaître que parce que Dieu l’avait abandonné. D’abord, il y avait quelque chose, et ensuite il y eut un manque. C’est-à-dire le monde. L’univers entier est un manque. »

Olga Tokarczuk, Les livres de Jakób




mardi 14 octobre 2025

Visibilité

Dans l’Ancien Monde, sensible au flou artistique, à la subjectivité, à une certaine poésie, il était plus facile de pipeauter. Par exemple sur les ventes de vos livres. « Ça a marché ton dernier roman ? » « Carrément pas mal, je sais qu’on a réimprimé plusieurs fois, on n’est pas encore à cent mille, mais on en prend le chemin. » À l’intérieur de ce nuage sibyllin, un avenir était préservé. Vous restiez dans le bon cercle. Pour peu que vous ne soyez pas un tocard complet, que vous ayez toujours une « visibilité média », et quand même quelques ventes, ça passait. Quand le représentant arrivait chez le libraire, celui-ci gardait une impression suffisamment bonne de vous et de votre dernier livre pour prendre un paquet conséquent du prochain, en tout cas assez pour pouvoir envisager une pile et un bout de vitrine. Mais pas dans le Nouveau Monde. Dans le Nouveau Monde, il existait ce truc idiot qui s’appelait Internet, qui permettait d’aller sur des bases de données où le bobard n’avait plus cours. « Ouf, désolé mais je n’en ai vendu que deux du dernier, déclarait, sans cœur, le libraire. » « Ah, vous en prenez combien alors ? » « Ben…je ne sais pas. Un ? » 

Et ainsi votre livre chouchou, sur lequel vous vous étiez enflammé, sur lequel vous aviez peiné, veillé pour le rendre à temps, qui faisait partie de cette œuvre par laquelle vous teniez à témoigner plaisir et gratitude à l’univers, se retrouvait au mieux à caler la pile des autres, de ceux qui en avaient vendu plus de deux la fois d’avant. Sans la moindre chance de surnager dans l’océan implacable du flot de publications. Le marché s’était contracté. Les éditeurs, pour conjurer le sort, nation aux abois se mettant à faire tourner inconsidérément la planche à billets, avaient augmenté le rythme de leurs sorties d’une façon démentielle. Pour un éditeur, le calcul était simple, plus on occupait de linéaire sur les tables des libraires, et plus on avait de chances qu’en jaillisse le bon numéro. Car un seul succès suffisait souvent à garantir la survie d’une maison d’édition. Avec un hit, et quelques ventes moyennes, on s’en sortait. Mais vous, ô pauvre auteur que vous étiez, si votre livre n’était pas en pile un peu partout, déjà que quand il l’était ce n’était pas gagné, autant dire que les chances pour que quelqu’un pense à l’acheter se réduisaient comme peau de chagrin.


Je m’étais donc retrouvé avec ce problème ennuyeux à gérer. J’aimais écrire. C’était mon activité la plus enthousiasmante. Je m’en cognais d’être dans le top des ventes, d’avoir mon portrait en haut de l’affiche. Par contre, cela m’aurait fait mal aux seins de ne plus pouvoir faire de livres. Tenaillé par mon SVF (le Syndrome du Vieux Flippé), j’avais donc pris le taureau par les cornes. Chaque problème ayant une solution, il suffisait de trouver laquelle. La première question à résoudre était celle de la visibilité. Avant, toujours dans l’Ancien Monde, les émissions de télé, la presse, la radio, permettaient de susciter l’impulsion d’achat. Mais là, tout le monde s’en fichait. Trop de sollicitations, de séries, d’Instagram, de liens, d’articles, de musique en streaming, d’ARTE+7, de Netflix et d’expos le week-end pour se changer les idées après une semaine rivé à son écran. Vous aviez beau avoir de bonnes critiques, être invité dans des émissions, vous étiez noyé dans le flux. Il y avait bien sûr les réseaux. Mais là aussi, à moins d’être un YouTubeur hors pair, ce n’était pas si évident de tirer son épingle du jeu. Car les réseaux étaient saturés par… tout le monde. C’était le truc génial d’Internet. Tout le monde avait quelque chose à dire, et ne s’en privait pas. Du coup, cela faisait beaucoup. J’avais beau avoir mes cinq mille amis sur FB, et des likes quand je mettais un post, un like ne se transformait pas en l’impulsion d’achat nécessaire. Il me fallait donc répondre à cette première question : comment retrouver plus de visibilité ?

Vincent Ravalec, "Mémoires intimes d'un pauvre vieux essayant de survivre dans un monde hostile"

jeudi 2 octobre 2025

Miss Minimum

« Il referma la porte. Elle était dépourvue de verrou. Il ouvrit le casier. Des calendriers y étaient entassés ; à chaque mois était associée une femme plus ou moins dénudée, au sourire frénétique. Il lui fallut un certain temps avant de s’apercevoir qu’il manquait un pouce à la fille de janvier. Plus les mois avançaient, plus les handicaps devenaient évidents et nombreux : il manquait un sein à la fille de mars, les deux seins, une main et un avant-bras à celle de juillet. De la fille de décembre, il ne restait guère que le torse ; ses seins avaient été tranchés et elle portait une écharpe blanche en bandoulière frappée de l’inscription : « Miss Minimum ».
Il reposa le calendrier, referma le casier. Après avoir éteint la lumière, il s’étendit sur le lit, mais le visage déformé par la joie de « Miss Minimum » restait gravé dans son esprit. »

Brian Evenson, "La Confrérie des mutilés"


mercredi 10 septembre 2025

Bloquons tout, sauf la porte des chiottes !

 "En entrant dans le néant, il a dû se sentir chez lui."

Georges Clémenceau, évoquant le destin de François Bayrou après la chute de son gouvernement.

dimanche 20 juillet 2025

Jancovici peut aller se rhabiller

 « Ils prirent deux jours de congé pour Noël, que Tony passa à dorloter sa petite-fille en pensant aux dominos mortels. Le satellite CryoSat-2 qui mesurait l’épaisseur de la glace polaire transmettait des chiffres affolants ; les modélisations concernant l’Amazonie étaient extrêmement alarmantes et prévoyaient que le poumon de la terre ne serait plus qu’un désert calciné d’ici 2050 ; le Centre for Arctic Gas Hydrate découvrait que de nombreuses émanations de méthane atteignaient désormais la surface des mers ; le permafrost commençait à libérer ses 1 800 milliards de tonnes de carbone en Sibérie, dans le nord du Canada et en Alaska. Ainsi que Tony le martelait depuis vingt ans, les boucles de rétroaction prévues par la théorie des dominos mortels avaient probablement débuté le jour où la planète avait atteint les 365 ppm. À la vitesse où allaient les choses, le taux de carbone dans l’atmosphère grimperait sûrement jusqu’à 685 ppm, et même si la tendance s’inversait et que les émissions cessaient au niveau mondial (un authentique miracle), l’essentiel de la glace terrestre finirait par fondre. Le niveau des mers s’élèverait de soixante-dix mètres. La terre était partie pour connaître une hausse de quatre, cinq, voire six degrés. Il était humainement impossible d’imaginer à quoi ressemblerait alors la planète, et pourtant cela pourrait se produire du vivant de sa petite-fille. Les derniers représentants de la génération à laquelle il appartenait allaient s’éteindre en regardant se déployer le chaos qu’ils avaient ajouté à l’existant. Holly, Catherine et leurs semblables verraient la civilisation entamer une désintégration violente comprenant une dissolution de l’ordre social, des famines de masse, des épidémies et des conflits armés pour l’eau et les terres cultivables. La génération d’Hannah Gail Yu assisterait ensuite à des épisodes climatiques sans précédent. Été après été, la planète se réchaufferait si vite que des États et des régions entiers seraient engloutis par des incendies et des tempêtes de sable, tandis que des torrents d’eau apportés par de gigantesques typhons et microrafales descendantes s’abattraient sur les côtes, détruisant et noyant les principales métropoles. Les populations se trouveraient en proie à des phénomènes inédits dans l’histoire humaine. Plusieurs fois par an, aussi longtemps qu’elle réussirait à survivre, Hannah verrait ces monstruosités biosphériques frapper et massacrer aveuglément. La production de nourriture diminuerait car toute agriculture serait devenue pratiquement impossible, et le réseau trophique se décomposerait à mesure que l’extinction de masse emporterait une espèce après l’autre. Hannah ne serait jamais présidente, danseuse étoile, neuroscientifique ou influenceuse. Comme presque toute sa génération, elle deviendrait une charognarde, probablement cannibale à l’occasion. Sa vie serait dure et violente. Et la génération suivante – à laquelle auraient dû appartenir les arrière-petits-enfants de Tony – serait vraisemblablement la dernière de l’espèce humaine, car la surface de la terre serait devenue trop chaude pour abriter la vie. »

Extrait de "Le Déluge", de Stephen Markley.