jeudi 20 juin 2024

Orteils miniatures

« Tout homme a besoin d’un but, dit-il en contemplant le pistolet. Avant de rencontrer Linh, j’en avais un. Je voulais venger mon père. Et puis je suis tombé amoureux, et Linh est devenue plus importante que mon père ou que ma vengeance. Je n’avais jamais pleuré depuis sa mort, mais après mon mariage j’ai pleuré devant sa tombe parce que je l’avais trahi là où ça comptait le plus, dans mon cœur. Je ne m’en suis jamais remis jusqu’à la naissance de Duc. Au début, il n’était qu’une petite chose bizarre et moche. Je me suis demandé ce qui n’allait pas chez moi, pourquoi je n’aimais pas mon propre fils. Et peu à peu il a grandi, grandi, si bien qu’un soir j’ai remarqué combien ses doigts, ses orteils, ses mains, ses pieds étaient parfaitement dessinés, comme des versions miniatures des miens. Pour la première fois de ma vie, je savais ce que c’est que d’être frappé d’émerveillement. Même tomber amoureux n’avait rien à voir. J’ai alors compris que mon père avait dû me regarder comme ça. Il m’avait créé, et j’avais créé Duc.
C’était la nature, l’univers, Dieu qui passaient à travers nous. C’est là que je suis tombé amoureux de mon fils, que j’ai compris à quel point j’étais insignifiant, et à quel point il était merveilleux, et qu’un jour il ressentirait exactement la même chose. Et c’est à ce moment-là que j’ai compris que je n’avais pas trahi mon père. J’ai encore pleuré, en tenant mon garçon, parce que j’étais enfin devenu un homme. Ce que je veux dire par là… Si je te raconte tout ça, c’est que ma vie avait un sens, avant. Elle avait un but. Maintenant, elle n’en a plus aucun. J’étais un fils, un mari, un père et un soldat, et aujourd’hui je ne suis plus rien de tout ça. Je ne suis pas un homme, et quand un homme n’est pas un homme, il n’est personne. Et la seule manière de ne pas être personne, c’est de faire quelque chose. Donc soit je me tue, soit je tue quelqu’un d’autre. Tu vois ?

Non seulement je voyais, mais j’étais stupéfait. C’était la première fois que j’entendais Bon parler aussi longtemps. Sa peine, sa colère et son désespoir avaient fait mieux qu’ouvrir son cœur : ils avaient réveillé ses cordes vocales. Ces mots réussirent même à le rendre sinon beau, en tout cas moins laid qu’il ne l’était objectivement. L’émotion adoucissait les traits durs de son visage. Jamais, avant lui, je n’avais rencontré un homme qui semblait ému, profondément ému, non seulement par l’amour, mais par la perspective de tuer. S’il était un expert par nécessité, j’étais un novice par choix, même si j’avais eu des occasions. Dans notre pays, tuer un homme – ou une femme, ou un enfant – était aussi simple que tourner la page de son journal le matin. Il suffisait d’avoir une excuse et une arme, deux choses que trop de gens, dans les deux camps, possédaient. Ce que je n’avais pas, c’était le désir de le faire, ou les diverses justifications qu’un homme endosse en guise de camouflage – le besoin de défendre Dieu, son pays, son honneur, son idéologie, ses camarades –, même si, au bout du compte, la seule chose qu’il protège est la part la plus fragile de lui-même, la bourse cachée et ridée que tout homme trimballe avec lui. Ces excuses prêtes à porter vont bien à certaines personnes. Pas à moi. »

Viet Thanh Nguyen. « Le Sympathisant. » 

dimanche 2 juin 2024

Qu'elle était siliconée ma vallée

 « Les GAFAM n’ont pas tué les liens, ne les ont pas tranchés au couteau ou à la hache. C’est bien pire, plus efficace et plus subtil que ça, et surtout, ça n’a pas été explicitement conçu ni voulu comme ça. Ça sonne plutôt comme le dégât collatéral d’une guerre qui n’a même pas eu lieu. Ils ont dévitalisé ces liens. Ils les ont édulcorés et neutralisés. Ils nous ont donné le moyen quotidien, par leurs applications, de devenir de parfaits in/dividus autosatisfaits, ou crus tels, se voulant tels – c’est-à-dire des êtres humains qui ne se divisent plus. Qui ne se partagent pas avec d’autres, n’offrent pas un seul morceau de ce qu’ils sont à des pairs qui en auraient besoin.

Ou, quand ils le font, ils le font à distance respectable, à distanciation sociale tolérée, sans s’engager, sans se mettre, d’aucune manière, en danger. Sans donner prise. Cette sécurité mentale et physique, elle était en latence, sans doute, dans les pulsions vitales protectrices de l’humain, elle couvait, larvaire, dans l’ombre ou l’envers du désir de rencontre et de confrontation qui nous a aussi construit dans l’évolution, et qu’on activait parce que cette entraide était probablement la meilleure façon de survivre.

Aujourd’hui, passé un certain seuil de sécurisation des égos, cette confrontation n’a plus besoin d’avoir lieu. Le réflexe immunitaire verglace la pente humanitaire. On n’arrive plus à grimper vers l’autre. Plutôt que s’exposer, on se juxtapose, en interposant l’interface entre nous et eux. Les GAFAM n’ont pas tué les liens : ils les ont absentés. 

Nous ne vivons plus ici ou ici, nous créchons dans le non-lieu de la communication et des messages, nous flottons dans l’irradiation nébuleuse des plateformes qui plagient le vécu, ou le fanent en le numérisant aussitôt éclos. Instagram est un buvard qui boit l’intensité fuyante de nos moments prétendument riches. Court cette impression que les instants vraiment uniques de nos vies ne valent que pour la vidéo qui nous les fera revivre par après. Les gamers diraient : pour leur replay value. »

Alain Damasio. « Vallée du silicium. » 

dimanche 26 mai 2024

Enfant chéri de la destinée

« Un court instant, Elaine reste silencieuse. Puis, d’une voix calme, elle dit :
— On a une bonne vie, mon chéri. C’est vrai.
Bob se regarde les pieds.
— Mon père, quand j’étais gosse, il passait toujours le même disque, j’sais pas où il avait foutre pu trouver ça, il avait juste acheté l’électrophone pour que m’man, moi et Eddie on s’en serve, mais il en avait un à lui, de disque, un quarante-cinq tours de Frank Sinatra, un truc qui s’appelait Enfant chéri de la destinée, une chanson complètement idiote. Mais il adorait ça ; il se tapait deux, trois bières et il se passait ce disque sans arrêt, jusqu’à ce que lui vienne cette espèce de regard rêveur, assis là dans son fauteuil à écouter cette chanson et à faire semblant d’être autre chose que ce qu’il était. Moi et Eddie, on le voyait faire ça et on s’marrait, tu vois ? On se fichait de lui, parce qu’on savait qu’on n’était pas pareils, qu’on ferait jamais rien d’aussi idiot que notre vieux, à travailler toute la journée dans une connerie d’usine pour rentrer le soir, boire une ou deux bières et se passer un disque à la con de Frank Sinatra, qu’on était les enfants chéris de la destinée. C’est vrai, quoi, bon dieu ! Je me disais : “Non, mais quel trou du cul !” J’étais qu’un gosse, j’allais à l’école à l’époque, moi et Eddie, mais vu qu’on était des joueurs de hockey tellement super qu’on causait de nous dans les journaux, on croyait que c’étaient nous les chéris de la destinée.
Seulement voilà, maintenant il y a quinze ans qu’ont passé, et moi me v’là. Exactement comme mon vieux. Seulement au lieu de rentrer à la maison, de m’asseoir dans mon fauteuil et de me passer Enfant chéri de la destinée, je regarde Hart and Hart ou un truc comme ça à la télé. Et si mes gosses avaient quelques années de plus, elles se foutraient de moi. “Regardez-moi ce trou du cul”, qu’elles diraient, Ruthie et Emma ; elles seraient supercheerleaders au lycée, et tout : “Regardez-moi c’trou du cul, il se prend pour Robert Wagner ou je ne sais qui, qu’elles diraient, il s’aperçoit même pas qu’il est à moitié cuit, qu’il est plein de suie qu’il a ramassée dans les chaudières des autres, qu’il a même pas des chiottes à lui et qu’il en aura jamais. »

Russell Banks, « Continents à la dérive. »

dimanche 12 mai 2024

Faire faire

« L’innovation dans le capitalisme consiste 95 fois sur 100 à décalquer dans tous les champs d’activité possibles une poussée anthropologique de fond : passer de la puissance au pouvoir. Autrement dit : de la capacité humaine à faire, directement et sans interface, avec ses seules facultés cérébrales, physiologiques et créatives, à la possibilité de faire faire, qui est une définition primaire du pouvoir. Faire faire à l’appli, au smartphone, aux algos, aux IA, aux robots… Comme on fait faire aux femmes, aux Arabes, aux esclaves, aux petites mains, aux sans-papiers sur leur vélo, ou tout bonnement à ses subordonnés hiérarchiques, ce qu’on ne veut pas condescendre à faire : ici se tient le pouvoir. »

Extrait de : Damasio, Alain. « Vallée du silicium. »

jeudi 25 avril 2024

mardi 23 avril 2024

La rencontre avec le Grand Autre est difficile

extrait de mail
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Le dialogue homme-femme semble impossible, comme le montre cette autre blague plus profonde qu'elle n'en a l’air, et dans laquelle je me reconnais tout à fait.

Un avion s'écrase sur une île déserte et laisse deux survivants : un homme et Cindy Crawford. N'ayant pas d'autres possibilités, notre couple s'entend donc pour avoir des relations sexuelles. Six mois plus tard, un soir, l'homme un peu gêné et pas mal ému demande à Cindy, si, en souvenir de son meilleur ami, qui lui manque beaucoup, elle ne veut pas pour le temps d'une soirée mettre une fausse moustache et se faire appeler Gilbert ? Il la rassure en lui disant qu’il n’est aucunement un pervers masqué, comme elle le constatera dès qu’elle aura accédé à sa requête. Après pas mal de négociations, elle finit par se laisser convaincre. Elle s'approche donc de notre homme avec sa fausse moustache. Il lui envoie alors une grande bourrade dans les côtes, et il lui dit, sur un ton de trouble complicité masculine : « Oh putain, Gilbert ! Tu ne devineras jamais qui je me tape depuis six mois ! Cindy Crawford !! "