jeudi 5 septembre 2024

Le Yoga du rêve

Au départ, il est facile de croire que le rêve peut nous transmettre de nombreux enseignements. Personnellement, et malgré toutes mes tentatives, je n’ai jamais trouvé ce que je souhaitais, ni enseignements, ni conseils. Sans doute est-il possible d’en retirer certaines choses, mais pas sans un travail important d’incubation ou de décryptage des données. En fait, ceux qui attendent quelque chose des rêves sont les mêmes qui recherchent des maîtres. Je n’empêche personne de chercher un maître, mais je me demande si cela est très utile. J’ai vu quantité de gens qui avaient suivi des enseignements de toutes sortes, obtenu de grandes révélations et qui me tenaient des discours du genre “Je fais ceci ou cela parce que je sens que c’est ce que je dois faire actuellement, c’est ce qui est bon pour moi”. Mais ces gens restent toujours les mêmes, et on a l’impression que s’ils n’avaient pas fait ce qui était “bon” pour eux, leur vie n’aurait pas été différente. Pour moi, l’explication en est simple : faire ponctuellement ce qui est “bon” pour moi, yoga, méditation ou prière, ne me fera pas progresser tant qu’en dehors de cela je continuerai à mener la même vie stupide. Tant que je continuerai à mener ne serait-ce qu’une heure par jour de vie stupide, quand bien même je ferais à côté 15 heures de méditation, le seul fait que cette heure de stupidité soit me prouve que ma méditation n’a pas eu beaucoup d’effet, et rien ne me garantit que demain ne sera pas fait d’une heure de méditation et de 15 heures de vie stupide. Etre zen une heure par jour, tout le monde y arrive. Rien n’est plus commun que les gens qui ont de grandes révélations mystiques, il en pousse à tous les coins de rues. L’important n’est pas la révélation ou l’enseignement mais ce qu’on en fait. Les gourous et les rêves ne peuvent rien pour nous tant que nous ne comprenons pas que notre évolution spirituelle est l’affaire de chaque instant.

Du rêve lucide au Yoga du rêve : 282 rêves lucides commentés (coll.privée)

dimanche 1 septembre 2024

Rareté de l'attention

« Dans un monde riche en informations, l'abondance d'informations entraîne la pénurie d'une autre ressource : la rareté  de ce que l'information consomme, et ce que l'information consomme est assez évident : c'est l'attention de ses destinataires. Donc une abondance d'informations crée une rareté de l'attention, et le besoin de répartir efficacement cette attention parmi la surabondance des sources d'informations qui peuvent la consommer »

Herbert Simon a dit cela en 1971, et il est cité dans Socialter de juillet-aout consacré à l'emprise numérique (peut-on lui échapper ?) dans une traduction légèrement différente.
Un certain nombre de techniques de renoncement au numérique sont suggérées, qui m'ont tout l'air de gimmicks de bobo, et qui ne valent pas ce remède de grand-mère qu'elle m'a vendu sur son lit de mort : laisser l'ordinateur éteint, tant qu'on n'en a pas besoin pour accomplir une tâche déterminée. 



vendredi 30 août 2024

Les Jeux Paralympiques de la biroute

 Si j'ai regardé les Jeux Olympiques ? J'ai déjà très peu de temps pour faire du sport, mais alors, en regarder à la télé, ça me dépasse complètement. C'est comme si je préférais regarder du porno, plutôt que de faire l'amour avec ma femme. En plus, elle ne devient pas hystérique si je ne gagne pas 5 millièmes de seconde par rapport à la fois d'avant. Bien au contraire.

lundi 12 août 2024

Eurasien


« Aujourd’hui encore, le gardien au visage poupon qui vient me surveiller chaque jour me traite de bâtard quand ça lui chante. Cela ne me surprend pas, même si j’espérais mieux de la part de vos hommes, mon cher commandant. Je l’avoue, le mot me fait encore mal. Peut-être, pour changer, pourrait-il me traiter de corniaud ou de demi-citron, comme d’autres l’ont fait par le passé ? Et pourquoi pas métis, le terme qu’utilisaient les Français quand ils ne m’appelaient pas Eurasien ? Eurasien me conférait un vernis romantique auprès des Américains, mais ne m’avançait à rien avec les Français. J’en croisais encore de temps en temps à Saigon, colons nostalgiques qui s’entêtaient à rester dans ce pays après la liquidation de leur empire. Le Cercle sportif était leur repaire. Ils y sirotaient du Pernod tout en ressassant le passé de ces rues saïgonnaises qu’ils appelaient encore par leurs noms français : le boulevard Norodom, la rue Chasseloup-Laubat, le quai de l’Argonne. Ils régentaient le personnel indigène avec une arrogance de nouveaux riches et, quand je me présentais, me considéraient avec l’œil soupçonneux de gardes-frontières vérifiant les passeports.
Néanmoins, ce ne sont pas eux qui ont inventé l’Eurasien. La paternité en revient aux Britanniques, en Inde, lesquels avaient également jugé impossible de ne pas croquer dans le chocolat local. Comme ces Anglais à casque colonial, les soldats des forces expéditionnaires américaines dans le Pacifique n’avaient pas résisté aux charmes des indigènes. Eux aussi avaient inventé un mot-valise pour décrire les gens comme moi : les Amérasiens. Bien que dans mon cas le terme ne fût pas approprié, je pouvais difficilement en vouloir aux Américains de me prendre pour un des leurs, étant donné que les rejetons tropicaux des GI pouvaient à eux seuls former une petite nation. Aux acronymes, nos compatriotes préféraient les euphémismes ; les gens comme moi, ils les appelaient la poussière de la vie. Plus concrètement, l’Oxford English Dictionary que je consultais à Occidental College m’apprit que je pouvais être qualifié d’« enfant naturel », et dans tous les pays que je connais je suis un fils illégitime. Ma mère m’appelait son enfant de l’amour, mais je n’aime pas m’attarder là-dessus. En fin de compte, c’était mon père qui avait raison. Il ne m’appelait rien du tout.»

Viet Thanh Nguyen. « Le Sympathisant. »

dimanche 11 août 2024

bon pour la planète


« Qu’est-ce qu’il y a de mal à trafiquer l’héroïne ? La blanche est expédiée en Europe ou en Amérique. Imagine un narcissique, un nombriliste qui, sans elle, aurait provoqué une pollution inimaginable en se rendant tous les jours à son travail, probablement seul dans sa voiture, pour y consommer de l’électricité dans un bureau surchauffé… Grâce à nous, il reste chez lui dans les vapes et se fait virer de son boulot. Son travail est sous-traité au Bangladesh, où quelqu’un l’accomplit pour le cinquième de son salaire et, avec ça, nourrit une famille de sept personnes. En plus, ce gars-là va à son bureau à bicyclette – c’est bon pour la planète. »


John Burdett. « Le parrain de Katmandou. » Presses de la Cité

jeudi 8 août 2024

La sécurité vient de l'éveil, le malheur est paralysé

(..) Sur les carcasses de bâtiments à moitié détruits, des panneaux lancent des messages de mise en garde en chinois et, dans une mauvaise traduction, en serbe : 
"La sécurité vient de l'éveil, le malheur est paralysé."
"Voilà ce que donne la rencontre de la propagande communiste avec Google Traduction" commente en souriant l'ancien mineur qui nous sert de guide. (..)

"Au marges de l'Europe, la Chine grignote les Balkans" 
article paru dans le Monde Diplomatique d'aout 2024

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j'ai noté celle-là, parce que moi ça me semble tout à fait cohérent, ce mantra en forme d'aphorisme. Mais c'est vrai que sans mes 20 minutes de méditation matinale, je serais passé à côté, ajouta-t-il en n'ayant l'air de rien alors qu'il n'était pas grand-chose. 

mercredi 7 août 2024

Calmar éviscéré

(..) Puisque je m’étais réconcilié avec la question du péché contre moi-même, m’y adonnant parfois toutes les heures, il ne me fallut pas longtemps avant de pécher avec d’autres. Ainsi commis-je mon premier acte contre nature à l’âge de treize ans, avec un calmar éviscéré, chapardé dans la cuisine de ma mère, où l’attendait le même destin que celui de ses compagnons. Ô pauvre calmar muet et innocent ! Tu avais la taille de ma main et, une fois débarrassé de ta tête, de tes tentacules et de tes viscères, tu avais la forme bien commode d’un préservatif, objet dont je ne soupçonnais alors même pas l’existence. À l’intérieur, tu présentais la consistance lisse et visqueuse de ce que j’imaginais être un vagin, cette chose merveilleuse que je n’avais évidemment encore jamais vue, sauf chez les bébés et les nourrissons qui se promenaient tout nus, ou à moitié nus, dans les allées et les jardins de ma ville. Soit dit en passant, ce spectacle choquait nos maîtres français. Ils voyaient dans cette nudité enfantine la preuve de notre barbarie, qui elle-même justifiait leurs viols, leurs saccages et leurs pillages, au nom d’un principe supérieur : habiller nos enfants afin que les bons chrétiens dont l’esprit et la chair étaient soumis à rude épreuve soient moins tentés. Mais je m’égare ! Revenons à toi, calmar sur le point d’être outragé : lorsque je plongeai mon index, puis mon majeur, dans ton étroit orifice, par simple curiosité, la succion fut telle que mon imagination tourmentée ne put s’empêcher de faire le lien avec l’organe féminin tabou qui m’obsédait depuis plusieurs mois. Sans le vouloir, et hors de tout contrôle, ma virilité furieuse se mit au garde-à-vous, m’attirant vers toi, calmar séduisant et envoûtant qui m’appelait ! Même si ma mère allait incessamment rentrer de ses courses, et si à tout instant un voisin pouvait entrer dans la cuisine par l’appentis et me surprendre avec ma fiancée céphalopode, je baissai mon pantalon. Hypnotisé par l’appel du calmar et la réponse de mon sexe en érection, j’introduisis celui-ci dans celui-là, qui malheureusement lui allait comme un gant. Malheureusement, car désormais aucun calmar n’était à l’abri, sans dire pour autant que cette forme diluée de bestialité – après tout, triste calmar, tu étais mort, même si je comprends maintenant en quoi cela soulève d’autres questions morales –, que cette transgression se reproduisît souvent, le calmar étant un mets rare dans notre ville enclavée. C’était mon père, lui-même gros mangeur, qui en avait fait cadeau à ma mère. 
Le sympathisant existe aussi en série télé,
mais pas encore en suppositoires.
Les prêtres ont toujours fait l’objet de toutes les attentions de la part de leurs admirateurs béats ; ménagères dévotes et fidèles fortunés les considéraient comme s’ils étaient les gardiens à l’entrée de cette boîte de nuit ultra-sélecte qui s’appelle le Paradis. Ces dames les invitaient à dîner, nettoyaient leurs chambres, leur faisaient la cuisine et les corrompaient avec des cadeaux de toutes sortes, notamment de délicieux et coûteux fruits de mer qui n’étaient pas du tout destinés à une pauvresse comme ma mère. Les tressaillements de mon éjaculation ne suscitèrent en moi aucune honte. Je me sentis en revanche écrasé par la culpabilité dès que j’eus recouvré mes sens, non à cause d’une quelconque infraction morale, mais parce que je ne supportais pas de priver ma mère ne fût-ce que d’un morceau de calmar. Nous n’en avions qu’une petite douzaine, et elle aurait remarqué la disparition de l’un d’entre eux. Que faire ? Que faire ? Pendant que je tenais dans ma main le calmar stupéfait, défloré, de la vulve maltraitée duquel s’écoulait mon sacrilège, mon cerveau retors conçut aussitôt un plan. D’abord, nettoyer les traces du crime sur le corps inerte et violenté de l’animal. Ensuite, découper de petites entailles sur sa peau pour bien l’identifier. Enfin, attendre le dîner. Mon innocente mère rentra dans notre hutte misérable, farcit le calmar avec du hachis de porc, des nouilles de haricot, des champignons en dés et du gingembre émincé, puis elle le fit frire et le servit avec une sauce au gingembre et au citron vert. Ma chère odalisque était allongée sur l’assiette, seule, marquée par ma main. Lorsque ma mère me dit de me servir, j’attrapai immédiatement le calmar à l’aide de mes baguettes pour empêcher tout risque qu’elle le prenne. Sous son regard aimant et curieux, je m’arrêtai, puis trempai la bête dans la sauce au gingembre et croquai ma première bouchée. Alors ? dit-elle. Dé-dé-délicieux, bredouillai-je. Bien. Mais tu ferais mieux de le mâcher au lieu de l’avaler d’un coup. Prends ton temps. Ce sera encore meilleur. Oui, maman, dis-je. Et, avec un sourire brave, le fils obéissant mâcha lentement et dégusta le reste de son calmar souillé, dont le goût salé se mêlait à l’amour tendre de sa mère.​
D’aucuns, à n’en pas douter, trouveront cet épisode obscène. Pas moi ! Les massacres sont obscènes. La torture est obscène. Trois millions de morts sont obscènes. Mais la masturbation, même avec un calmar non consentant ? Pas tant que ça. Je fais partie des gens qui pensent que le monde serait meilleur si le mot « meurtre » nous faisait autant grincer les dents que le mot « masturbation ». 

Viet Thanh Nguyen « Le Sympathisant. »