mercredi 7 août 2024

Calmar éviscéré

(..) Puisque je m’étais réconcilié avec la question du péché contre moi-même, m’y adonnant parfois toutes les heures, il ne me fallut pas longtemps avant de pécher avec d’autres. Ainsi commis-je mon premier acte contre nature à l’âge de treize ans, avec un calmar éviscéré, chapardé dans la cuisine de ma mère, où l’attendait le même destin que celui de ses compagnons. Ô pauvre calmar muet et innocent ! Tu avais la taille de ma main et, une fois débarrassé de ta tête, de tes tentacules et de tes viscères, tu avais la forme bien commode d’un préservatif, objet dont je ne soupçonnais alors même pas l’existence. À l’intérieur, tu présentais la consistance lisse et visqueuse de ce que j’imaginais être un vagin, cette chose merveilleuse que je n’avais évidemment encore jamais vue, sauf chez les bébés et les nourrissons qui se promenaient tout nus, ou à moitié nus, dans les allées et les jardins de ma ville. Soit dit en passant, ce spectacle choquait nos maîtres français. Ils voyaient dans cette nudité enfantine la preuve de notre barbarie, qui elle-même justifiait leurs viols, leurs saccages et leurs pillages, au nom d’un principe supérieur : habiller nos enfants afin que les bons chrétiens dont l’esprit et la chair étaient soumis à rude épreuve soient moins tentés. Mais je m’égare ! Revenons à toi, calmar sur le point d’être outragé : lorsque je plongeai mon index, puis mon majeur, dans ton étroit orifice, par simple curiosité, la succion fut telle que mon imagination tourmentée ne put s’empêcher de faire le lien avec l’organe féminin tabou qui m’obsédait depuis plusieurs mois. Sans le vouloir, et hors de tout contrôle, ma virilité furieuse se mit au garde-à-vous, m’attirant vers toi, calmar séduisant et envoûtant qui m’appelait ! Même si ma mère allait incessamment rentrer de ses courses, et si à tout instant un voisin pouvait entrer dans la cuisine par l’appentis et me surprendre avec ma fiancée céphalopode, je baissai mon pantalon. Hypnotisé par l’appel du calmar et la réponse de mon sexe en érection, j’introduisis celui-ci dans celui-là, qui malheureusement lui allait comme un gant. Malheureusement, car désormais aucun calmar n’était à l’abri, sans dire pour autant que cette forme diluée de bestialité – après tout, triste calmar, tu étais mort, même si je comprends maintenant en quoi cela soulève d’autres questions morales –, que cette transgression se reproduisît souvent, le calmar étant un mets rare dans notre ville enclavée. C’était mon père, lui-même gros mangeur, qui en avait fait cadeau à ma mère. 
Le sympathisant existe aussi en série télé,
mais pas encore en suppositoires.
Les prêtres ont toujours fait l’objet de toutes les attentions de la part de leurs admirateurs béats ; ménagères dévotes et fidèles fortunés les considéraient comme s’ils étaient les gardiens à l’entrée de cette boîte de nuit ultra-sélecte qui s’appelle le Paradis. Ces dames les invitaient à dîner, nettoyaient leurs chambres, leur faisaient la cuisine et les corrompaient avec des cadeaux de toutes sortes, notamment de délicieux et coûteux fruits de mer qui n’étaient pas du tout destinés à une pauvresse comme ma mère. Les tressaillements de mon éjaculation ne suscitèrent en moi aucune honte. Je me sentis en revanche écrasé par la culpabilité dès que j’eus recouvré mes sens, non à cause d’une quelconque infraction morale, mais parce que je ne supportais pas de priver ma mère ne fût-ce que d’un morceau de calmar. Nous n’en avions qu’une petite douzaine, et elle aurait remarqué la disparition de l’un d’entre eux. Que faire ? Que faire ? Pendant que je tenais dans ma main le calmar stupéfait, défloré, de la vulve maltraitée duquel s’écoulait mon sacrilège, mon cerveau retors conçut aussitôt un plan. D’abord, nettoyer les traces du crime sur le corps inerte et violenté de l’animal. Ensuite, découper de petites entailles sur sa peau pour bien l’identifier. Enfin, attendre le dîner. Mon innocente mère rentra dans notre hutte misérable, farcit le calmar avec du hachis de porc, des nouilles de haricot, des champignons en dés et du gingembre émincé, puis elle le fit frire et le servit avec une sauce au gingembre et au citron vert. Ma chère odalisque était allongée sur l’assiette, seule, marquée par ma main. Lorsque ma mère me dit de me servir, j’attrapai immédiatement le calmar à l’aide de mes baguettes pour empêcher tout risque qu’elle le prenne. Sous son regard aimant et curieux, je m’arrêtai, puis trempai la bête dans la sauce au gingembre et croquai ma première bouchée. Alors ? dit-elle. Dé-dé-délicieux, bredouillai-je. Bien. Mais tu ferais mieux de le mâcher au lieu de l’avaler d’un coup. Prends ton temps. Ce sera encore meilleur. Oui, maman, dis-je. Et, avec un sourire brave, le fils obéissant mâcha lentement et dégusta le reste de son calmar souillé, dont le goût salé se mêlait à l’amour tendre de sa mère.​
D’aucuns, à n’en pas douter, trouveront cet épisode obscène. Pas moi ! Les massacres sont obscènes. La torture est obscène. Trois millions de morts sont obscènes. Mais la masturbation, même avec un calmar non consentant ? Pas tant que ça. Je fais partie des gens qui pensent que le monde serait meilleur si le mot « meurtre » nous faisait autant grincer les dents que le mot « masturbation ». 

Viet Thanh Nguyen « Le Sympathisant. »



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