lundi 20 mars 2023

Vivre, c’est perdre

Le deuil est comme une mort anticipée, comme un échec d’autant plus douloureux qu’il n’est pas, qu’il ne peut être le dernier. Etre en deuil, c’est être en souffrance, comme douleur et comme attente : le deuil est une souffrance qui attend sa conclusion, et c’est pourquoi toute vie est deuil, toujours, puisque toute vie est douleur, comme disait le Bouddha, et quête de repos... Le deuil marque donc l’échec du narcissisme (“sa majesté le moi” perd son trône : le moi est nu) et, par là, l’entrée dans la vraie vie.(...)

“Nous ne savons renoncer à rien” disait Freud : c’est pourquoi le deuil est souffrance et travail. Il y a souffrance non à chaque fois qu’il y a manque, mais à chaque fois que le manque n’est pas accepté. Le monde nous dit non et nous disons non à ce refus. Cette négation de la négation, loin d’aboutir à je ne sais quelle positivité, nous enferme dans la douleur. Nous sommes malheureux parce que nous souffrons, et nous souffrons encore plus d’être malheureux 

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Le travail de deuil est ce processus psychique par quoi la réalité l’emporte, et il faut qu’elle l’emporte, nous apprenant à vivre malgré tout, à jouir malgré tout, à aimer malgré tout

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La vie l’emporte, la joie l’emporte, et c’est ce qui distingue le deuil de la mélancolie : dans un cas, le sujet accepte le verdict du réel - “l’objet n’existe plus” - et apprend à aimer ailleurs, à désirer ailleurs. Dans l’autre, il s’identifie avec cela même qu’il a perdu ( il y a si longtemps, et il était si petit!), et s’enferme vivant dans le néant qui le hante.”Si je meurs, se lamente-t-il avec Nerval, c’est que tout va mourir... Abîme ! Abîme ! Abîme ! Le dieu manque à l’autel où je suis la victime... “ Incapable de faire son deuil, le mélancolique reste prisonnier du narcissisme et de la carence inévitable de son objet. 

Mais qui échappe au narcissisme ? qui échappe au deuil ? 

C’est en quoi le mélancolique nous en apprend long sur nous-mêmes, et plus que bien des optimistes de doctrine ou de tempérament 

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Dans plusieurs de ses plaintes contre lui-même, observe Freud, le mélancolique “nous semble avoir raison, et ne faire que saisir la vérité avec plus d’acuité que d’autres personnes qui ne sont pas mélancoliques. Lorsque,dans son autocritique exacerbée, il se décrit comme mesquin, égoïste, insincère, incapable d’indépendance, comme un homme dont tous les efforts ne tendaient qu’à cacher les faiblesses de sa nature, il pourrait bien, selon nous, s’être passablement approché de la connaissance de soi, et la seule question que nous nous posions, c’est de savoir pourquoi l’on doit commencer par tomber malade pour avoir accès à une telle vérité. Le mélancolique est malade de la vérité, quand beaucoup de normausés moyens, comme dit un de mes amis psychiatres, ne vivent que de sa dénégation. C’est que la vérité est pour lui une blessure narcissique, comme elle est presque toujours, et on ne peut en sortir que par l’illusion (la santé ?) ou la fin du narcissisme (la sagesse). 

Le mélancolique est incapable de l’une et de l’autre. Il ne sait ni se duper ni se déprendre: incapable de faire son deuil de soi, il ne cesse de souffrir sa propre mort de son vivant et le monde entier en est comme vidé ou éteint (...) La solution serait de “tuer le mort”, c’est à dire puisqu’il s’agit de soi, de s’accepter mortel,et de vivre. Mais le mélancolique est inapte au deuil, et c’est en quoi il est notre frère à tous : “nous ne savons renoncer à rien” et du fond de sa souffrance indique le chemin : deuil ou mélancolie. (...) c’est seulement une fois qu’on a fait son deuil de soi que l’on peut cesser, sans dénégation ni divertissement, de penser toujours au néant.

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“Nous ne savons renoncer à rien, nous ne savons qu’échanger une chose contre une autre”: c’est donner le remède en même temps que le diagnostic. Il ne s’agit pas de ne plus aimer, ni d’aimer moins, mais d’aimer autre chose, et mieux : le monde plutôt que soi, les vivants plutôt que les morts, ce qui a eu lieu plutôt que ce qui fait défaut... C’est le seul salut : tout le reste nous enferme dans l’angoisse ou l’horreur. Car tout est éternel, certes (cet être qui n’est plus, et tout ce que nous avons vécu ensemble : éternellement cela restera vrai) mais rien n’est définitif que la mort. Aussi faut-il aimer en pure perte, toujours, et cette très pure perte de l’amour, c’est le deuil lui-même et l’unique victoire. Vouloir garder c’est déjà perdre ; la mort ne nous prendra que ce que nous avons voulu posséder.

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J’écris cela en tremblant, me sachant incapable d’une telle sagesse, mais convaincu pourtant (ou à cause de cela) qu’il n’y en a pas d’autre, si tant est qu’il y en ait une (...) Courage, les survivants !


André Comte - Sponville, aka "Dédé-la-branlette"

“ Vivre c’est perdre ” in “Deuils”, numéro spécial de la revue Autrement




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