« Aujourd’hui encore, le gardien au visage poupon qui vient me surveiller chaque jour me traite de bâtard quand ça lui chante. Cela ne me surprend pas, même si j’espérais mieux de la part de vos hommes, mon cher commandant. Je l’avoue, le mot me fait encore mal. Peut-être, pour changer, pourrait-il me traiter de corniaud ou de demi-citron, comme d’autres l’ont fait par le passé ? Et pourquoi pas métis, le terme qu’utilisaient les Français quand ils ne m’appelaient pas Eurasien ? Eurasien me conférait un vernis romantique auprès des Américains, mais ne m’avançait à rien avec les Français. J’en croisais encore de temps en temps à Saigon, colons nostalgiques qui s’entêtaient à rester dans ce pays après la liquidation de leur empire. Le Cercle sportif était leur repaire. Ils y sirotaient du Pernod tout en ressassant le passé de ces rues saïgonnaises qu’ils appelaient encore par leurs noms français : le boulevard Norodom, la rue Chasseloup-Laubat, le quai de l’Argonne. Ils régentaient le personnel indigène avec une arrogance de nouveaux riches et, quand je me présentais, me considéraient avec l’œil soupçonneux de gardes-frontières vérifiant les passeports.
Néanmoins, ce ne sont pas eux qui ont inventé l’Eurasien. La paternité en revient aux Britanniques, en Inde, lesquels avaient également jugé impossible de ne pas croquer dans le chocolat local. Comme ces Anglais à casque colonial, les soldats des forces expéditionnaires américaines dans le Pacifique n’avaient pas résisté aux charmes des indigènes. Eux aussi avaient inventé un mot-valise pour décrire les gens comme moi : les Amérasiens. Bien que dans mon cas le terme ne fût pas approprié, je pouvais difficilement en vouloir aux Américains de me prendre pour un des leurs, étant donné que les rejetons tropicaux des GI pouvaient à eux seuls former une petite nation. Aux acronymes, nos compatriotes préféraient les euphémismes ; les gens comme moi, ils les appelaient la poussière de la vie. Plus concrètement, l’Oxford English Dictionary que je consultais à Occidental College m’apprit que je pouvais être qualifié d’« enfant naturel », et dans tous les pays que je connais je suis un fils illégitime. Ma mère m’appelait son enfant de l’amour, mais je n’aime pas m’attarder là-dessus. En fin de compte, c’était mon père qui avait raison. Il ne m’appelait rien du tout.»
Viet Thanh Nguyen. « Le Sympathisant. »