(..) Ces objections nous amènent à poser la question d’une réflexion nouvelle à propos du narcissisme et de prendre le risque de re-fonder quelque peu ce concept. Ce qui serait nécessaire, selon nous, consisterait à reprendre une réflexion à partir de ce que l’on sait actuellement du cerveau comme regroupement organisé, systémique, d’un ensemble de dizaines de milliards de neurones. Nous proposons de partir de là, bien entendu, avec le postulat matérialiste et réaliste sous-jacent que « le cerveau sécrète la pensée, comme le foie sécrète la bile » ; il est l’organe noble qui réalise les opérations de computation nécessaires pour nous dispenser les diverses fonctions cérébrales qui nous font des vivants et des humains qui perçoivent, mémorisent, se représentent le monde, imaginent, rêvent, réfléchissent, inventent, communiquent ; qui agissent de façon rationnelle, ou bien suivant des motivations inconscientes. C’est notre cerveau qui réalise aussi tout un ensemble d’opérations de traitement des informations, des niveaux conscients aux niveaux les plus inconscients. C’est enfin le cerveau qui produit le résultat sans doute le plus intriguant et le plus remarquable de tout ce travail : la conscience. Ce sentiment de conscience, conformément au cogito cartésien, est le tuf sur lequel prend place « l’amour porté à l’image de soi », le narcissisme. La question de la conscience, de son utilité, de sa pertinence, a été maintes fois débattue par les philosophes. Tantôt elle est le noyau primordial de toute vie psychique, tantôt elle est considérée comme un épiphénomène relativement superflu, la plupart de nos comportements et fonctionnements ne nécessitant aucune conscience, celle-ci n’apparaissant que dans un incessant et immédiat après-coup. Par contre, s’il est une fonction qui nécessite par principe la conscience, c’est bien le narcissisme qui dans sa définition même de «conscience de soi» (avant de devenir amour de soi) exige le préalable de la conscience. Il faut donc s’imaginer ces milliards de cellules, les neurones, qui tous ensemble, parviennent à réaliser ce champ psychique d’une conscience. Or, en tant que construction collective, le maintien tout au long de la vie éveillée de cette conscience unifiée ne doit pas être une tâche facile. Nous proposons là l’hypothèse de l’effort pour la constance de la conscience, ce qui signifie que la conscience n’est jamais, pour notre cerveau en tant que système cérébral, une donnée immédiate, naturelle, spontanée, comme « allant de soi », oserions-nous dire. Elle nécessite de la part de l’amas de neurones un travail constant de confirmation permanente de son existence en tant qu’unité.
Le modèle bouddhiste, au point de vue de son travail de discrimination psychologique, explique de façon très claire le développement et la nature du moi, de la conscience, ou « ego ». Au départ (il ne s’agit pas d’une chronologie réelle, mais d’un modèle de pensée présenté suivant une métaphore chronologique), on parle d’un «vide». Ce concept a été très mal traduit et très peu compris des occidentaux. Ils y voient généralement ce vide relatif, qui se distingue d’un plein, comme on dirait «cette bouteille est vide », ou « le vide de l’espace intergalactique ». Il ne s’agit pas du tout de cela dans la pensée bouddhiste. Ce « vide » concerne l’absence de préconceptions, un état « innocent » de la pensée, quelque chose qui doit se rapprocher au mieux de la pensée ouverte d’un très jeune enfant lorsqu’il est surpris et émerveillé dans la rencontre avec quelque chose de nouveau. Ce « vide » sera beaucoup mieux compris si l’on considère qu’il est tout ce qui reste de ténu dans une conscience simple une fois qu’on lui a retiré tous les développements qui vont suivre. Car à partir de ce « vide », comme (autre métaphore) la surface lisse d’une eau parfaitement calme, une sorte de « panique » apparaît spontanément. Cette panique représente une sorte de peur primordiale, peur du « vide », comme si le simple contact de l’esprit avec le monde portait en soi une inquiétude fondamentale. On pourrait traduire aujourd’hui cela en terme de fonction cérébrale de survie. Pour un amas de neurones, le contact avec le monde est une sorte d’irritation imparable. Les neurones sont des cellules hautement sensibles, dédiées à l’excitation et au traitement des informations. C’est à la fois leur force et leur faiblesse que d’être de façon constitutionnelle, pourrait-on dire, hyper- sensibilisées au contact avec le monde. C’est que l’évolution a sélectionné ces cellules hautement sensibles pour garantir la survie totale de l’organisme grâce à des capacités accrues d’appréhension du monde environnant. Une appréhension qui implique une perception-reconnaissance exacte en fonction d’une mémoire, une capacité à la catégorisation, et la première, la plus fondamentale et nécessaire des catégorisations est celle du classement dichotomique entre soi et non-soi. C’est une dualité essentielle qui se joue à tous les niveaux de l’organisme : entre toutes les cellules les systèmes de reconnaissance peptidique, génétique, le système immunitaire HLA, les systèmes de reconnaissance perceptifs du non-soi et de l’autre qui apparaissent très précocement après la naissance, de reconnaissance de soi (schéma corporel, cœnesthésie, image de soi) ; finalement, « Tout être vivant se doit de défendre son intégrité » (Dausset, 1990: 19) et le souci psychologique de narcissisation est le prolongement dans la sphère psychique d’un effort qui commence dès les premiers processus générateurs du vivant.
Pour la pensée bouddhiste, à partir de cette « panique », la surface de l’eau se trouble irrémédiablement et un processus s’enclenche qui prend la forme d’une entité, non pas solide, mais plutôt de quelque chose qui relève de l’illusion, de la croyance en un « soi- même », un « ego ». « L’esprit en proie à la confusion a tendance à se voir comme une chose solide et durable, mais c’est seulement un rassemblement de tendances, d’événements » (Trungpa, 1973: 122). Le moi, qui se croit une unité, n’est qu’un rassemblement d’agrégats, de conditions et de propriétés, qu’il organise en une illusoire unité. Les cinq « agrégats » traditionnellement reconnus par la philosophie bouddhiste sont la forme, la sensation, l’impulsion, le concept et la conscience. Il s’agit de la description d’un processus graduel de construction du moi. L’agrégat de la forme émerge du « vide » à partir de notre « panique ». C’est l’acte fondateur, le point de départ, l’amas organisé de neurones « sent » quelque chose, une forme (quelle qu’elle soit), et au même moment où cette forme se constitue, l’amas se constitue lui-même, de façon encore très embryonnaire, en tant que groupement : il est « cela » qui entre en contact avec la forme et la forme le fait exister tout autant qu’il fait exister la forme (« forme » renvoie bien ici au concept classique de gestalt), c’est une co-création entre l’amas neuronal et le monde, c’est la première enaction (Varela, 1993). Cette première séparation entre soi et le monde ne peut en rester là, l’amas cérébral, tout autant que l’organisme global qui l’héberge, a besoin de solidifier la forme, ce qui solidifiera par la même occasion le soi. Cette consolidation est la sensation, qui capture le monde au travers de qualités (le chaud, le froid, le sonore, le lumineux, le doux, l’espace, le temps, etc.), chacune de ces qualités est le signe fort d’une séparation : « Si je puis sentir cela là-bas, alors je dois être ici » (ibidem: 126).
L’ego poursuit son auto-élaboration avec le troisième agrégat, l’impulsion. Il s’agit de consolider la sensation elle-même en entrant en relation avec elle, selon trois schèmes de réaction encore très primordiaux et simples : être attiré vers, s’éloigner de, ou être indifférent. Si l’on observe des bactéries qui vont vers une source de nourriture, qui s’éloignent d’un agent agressif, ou qui restent statiques dans un milieu neutre, on aura une belle illustration de ce troisième agrégat. De la forme jusqu’à l’impulsion, en passant par la sensation, nous avions affaire à des sortes d’automatismes très simples. Avec le quatrième agrégat, le concept, on entre dans les développements complexes des fonctions interprétatives de l’ego. Le monde, et le soi, seront encore plus séparés et solidifiés, à partir d’un vaste système d’étiquetage intellectuel, d’interprétations, de théories, de croyances, de logiques. C’est à partir de là que le « je » commence à se nommer lui-même, en regard des choses dans le monde qu’il nomme aussi, c’est l’ego en tant qu’il se nomme lui-même « je suis ». Finalement, c’est avec la conscience, le cinquième agrégat, que le moi atteint son plus haut point de solidification, de fascination, mais encore d’illusion, puisque cette impression de solidification, de consistance, n’est que l’effet d’un assemblage. Vous regardez cette image avec une loupe et ne voyez que des points épars de diverses couleurs. Puis, vous vous éloignez de l’image et peu à peu, des points émergent une forme, une sensation, vous reconnaissez quelque chose, quelqu’un, c’est une photo, cela vous fait réagir, et vous pouvez mettre des mots, un nom sur cette photo et laisser des souvenirs vous envahir... Avec la conscience, le moi développe sa pensée, ses théories, ses émotions différenciées, il ne réagit plus seulement, il se comporte, il réfléchit, il spécule, projette, décide, vérifie, contrôle. Mais encore, le moi se met aussi à rêver, rêveries, à fantasmer ! Du fond des processus obscurs que gèrent nos neurones, et que la psychanalyse reconnaît comme l’inconscient, émerge en permanence, durant toute la vie éveillée et durant les phases de sommeil paradoxal, un flot plus ou moins dense et plus ou moins organisé de structures mentales. Cet écoulement de pensées est destiné à nous préserver du risque de la perte de soi. C’est quelque chose que nous pouvons expérimenter chaque jour, une expérience tellement triviale qu’elle passe complètement inaperçue. Il est vraiment incroyable que Freud qui a découvert tant de choses sur notre psychisme, n’ait jamais pu voir toute l’importance de cette hémorragie psychique du quotidien. Comment a-t-il fait pour analyser si finement la « psychopathologie de la vie quotidienne », nos « actes manqués», nos «rêves», nos «fantasmes», et ne pas voir, à aucun moment, le caractère contraignant de la pensée elle-même ? Même la pensée bouddhiste aurait pu l’aider à son époque, Kant, Schopenhauer et Nietzsche étaient déjà passés par là ! Nous pensons que Freud a manqué le train de la contrainte psychique pour deux raisons, l’une générale et culturelle, l’autre tout à fait personnelle. Il est tout d’abord très difficile pour un esprit occidental, surtout s’il est formé à la réflexion scientifique, rationnelle et rigoureuse, de voir la contrainte psychique. En effet, un tel entraînement à la pensée rigoureuse fait que nous ne nous arrêtons jamais, nous restons en permanence à cheval sur le flot mental, nous ne prenons aucune distance avec lui. Aussi nous restons totalement myopes à ce qui devrait autrement nous sauter aux yeux. Pourtant Freud, avec son expérience quotidienne de l’écoute analytique, de « l’attention flottante », qui est très proche de l’expérience méditative orientale, aurait dû s’apercevoir qu’il y avait là un point à étudier, à comprendre. Mais c’est là que nous touchons à la problématique personnelle de Freud, sa « tache aveugle », le point sur lequel a buté son auto-analyse (et qui aurait peut-être été dépassé s’il avait consenti à entreprendre une véritable psychanalyse) : l’addiction. Addicté à la cocaïne, un temps, puis au tabac (et très certainement à la sexualité : « Il m’est apparu que la masturbation est l’“addiction primaire”, et que les autres addictions, pour l’alcool, la morphine, le tabac, etc., ne rentrent dans la vie de l’individu qu’en tant que substitut et remplacement de la masturbation (...) on se demande évidemment si une telle toxicomanie est guérissable, et si l’analyse et la thérapie doivent s’arrêter ici, en se contentant de transformer une hystérie en neurasthénie » – Freud, 1954: lettre de Freud à Fliess en 1897), et refusant d’aborder ces problèmes, tant à son niveau personnel, qu’au niveau de sa théorie, Freud n’a jamais su prendre en compte son addiction à la pensée, celle qui lui a permis le travail acharné de réflexion et d’écriture à l’origine de son œuvre. C’est que le cinquième agrégat, la conscience, correspond bien à une addiction, c’est la première et la plus fondamentale de toutes les addictions : nous sommes tous drogués à notre pensée, à nos fantasmes en général et en particulier à nos fantasmes érotiques. En permanence nous avons besoin de penser, penser, du matin au levé, au soir au couché. C’est l’addiction prototypique de toutes les addictions et c’est d’ailleurs le défaut de penser qui entraîne, comme par compensation, les autres addictions (ou plus assurément, l’addiction, par exemple aux psychotropes, sexuelle, ou aux activités compulsives, sert à éviter l’addiction naturelle à la pensée, comme défense contre les angoisses que génère cette même pensée).
Suivant notre hypothèse de l’effort pour la constance de la conscience, celle-ci n’est donc jamais acquise de façon définitive, elle est le résultat d’un travail incessant pour son maintien. Nos neurones doivent déployer des efforts permanents pour la maintenir coûte que coûte, maintenir cette illusion d’une unité, d’un moi, du narcissisme. C’est que la « perte de conscience » menace en permanence l’amas organisé de neurones, et surtout la perte d’identité, de reconnaissance de soi. Notre moi est fragile, soluble dans la moindre expérience un peu déstabilisante. Les émotions « nous emportent », la colère « nous met hors de soi », un choc peut « nous faire perdre conscience », les modifications de notre apparence (changements pubertaires, de la sénescence, perte d’un bras, d’un sein...) remettent en question notre identité, « nous nous perdons à nous- mêmes ». Nos cinq agrégats, forme, sensation, impulsion, concept, conscience, ne sont pas des niveaux du moi séparés les uns des autres. Ils sont tous reliés entre eux et en permanence nous voyons émerger des formes, apparaître des sensations, nous sommes agités d’impulsions, nous avons besoin de catégoriser notre environnement, de penser, de rêver et de fantasmer.
Ce risque permanent de se perdre à soi-même et la contrainte psychique protectrice qui accompagne ce risque, prennent généralement la figure du désir. Comme l’explique Trungpa (1973: 149) : « Les pensées sont suscitées par l’insatisfaction, duhkha, le sentiment constamment répété que quelque chose manque, est incomplet dans nos vies. (...) A la longue, le seul fait d’être « moi » devient cause d’irritation ». Nous développerons plus loin notre modèle à ce propos, mais retenons déjà que le narcissisme s’érige sur une expérience constante d’insatisfaction. C’est là le résultat du risque de perte d’unité de l’amas neuronal. En disant que l’expérience d’unité n’est jamais acquise de façon définitive, qu’elle nécessite un incessant combat pour la survie, nous sous- entendons aussi que la perte de l’expérience d’unité, la perte du moi, est un sentiment sous-jacent permanent. En même temps que le moi se constitue (avec les cinq agrégats), il doit s’ériger sur le risque de n’être pas, il est un feu fragile, car illusoire, qui doit constamment être entretenu. Aussi, ce danger de perte du moi prend-il figure d’une sorte d’insatisfaction fondamentale. Le moi ne peut pas être satisfait, ce serait illogique. L’illusionniste peut faire son tour de magie, parce qu’il y a un truc ! Le moi ne peut être qu’un moi insatisfait car il est formé à partir de cette tare imparable : son inexistence. Son insatisfaction fondamentale génère en permanence le premier mouvement de toute insatisfaction : le désir. Et c’est à partir du désir, des désirs générés en permanence, que se constitue le flot mental des fantasmes (et des fantasmes érotiques).
Dans cette lutte contre l’anéantissement et pour le maintien d’une intégrité, le moi possède un allier de choix : l’autre. En effet, dans la recherche d’une confirmation de soi, autrui présente un très grand intérêt : il est perçu comme image spéculaire de soi et une bonne partie du narcissisme s’élabore sur une identification à l’autre ; d’autre part, l’autre s’adresse à nous comme si nous étions une unité, une personne, un moi, ce qui tend à renforcer, là encore, l’illusion de ce moi. Cependant, en troisième lieu, l’autre représente aussi une source inestimable de stimulations, il est le fantôme intime de toute notre vie psychique, nourrissant les désirs de l’ego, il garantit ainsi sa survie. Nous verrons qu’une bonne part des « troubles du moi » provient de l’interférence produite par ce besoin de l’autre, quand l’autre ne sert plus à confirmer le moi, mais lui fait courir le risque de se perdre lui-même.