mardi 14 octobre 2025

Visibilité

Dans l’Ancien Monde, sensible au flou artistique, à la subjectivité, à une certaine poésie, il était plus facile de pipeauter. Par exemple sur les ventes de vos livres. « Ça a marché ton dernier roman ? » « Carrément pas mal, je sais qu’on a réimprimé plusieurs fois, on n’est pas encore à cent mille, mais on en prend le chemin. » À l’intérieur de ce nuage sibyllin, un avenir était préservé. Vous restiez dans le bon cercle. Pour peu que vous ne soyez pas un tocard complet, que vous ayez toujours une « visibilité média », et quand même quelques ventes, ça passait. Quand le représentant arrivait chez le libraire, celui-ci gardait une impression suffisamment bonne de vous et de votre dernier livre pour prendre un paquet conséquent du prochain, en tout cas assez pour pouvoir envisager une pile et un bout de vitrine. Mais pas dans le Nouveau Monde. Dans le Nouveau Monde, il existait ce truc idiot qui s’appelait Internet, qui permettait d’aller sur des bases de données où le bobard n’avait plus cours. « Ouf, désolé mais je n’en ai vendu que deux du dernier, déclarait, sans cœur, le libraire. » « Ah, vous en prenez combien alors ? » « Ben…je ne sais pas. Un ? » 

Et ainsi votre livre chouchou, sur lequel vous vous étiez enflammé, sur lequel vous aviez peiné, veillé pour le rendre à temps, qui faisait partie de cette œuvre par laquelle vous teniez à témoigner plaisir et gratitude à l’univers, se retrouvait au mieux à caler la pile des autres, de ceux qui en avaient vendu plus de deux la fois d’avant. Sans la moindre chance de surnager dans l’océan implacable du flot de publications. Le marché s’était contracté. Les éditeurs, pour conjurer le sort, nation aux abois se mettant à faire tourner inconsidérément la planche à billets, avaient augmenté le rythme de leurs sorties d’une façon démentielle. Pour un éditeur, le calcul était simple, plus on occupait de linéaire sur les tables des libraires, et plus on avait de chances qu’en jaillisse le bon numéro. Car un seul succès suffisait souvent à garantir la survie d’une maison d’édition. Avec un hit, et quelques ventes moyennes, on s’en sortait. Mais vous, ô pauvre auteur que vous étiez, si votre livre n’était pas en pile un peu partout, déjà que quand il l’était ce n’était pas gagné, autant dire que les chances pour que quelqu’un pense à l’acheter se réduisaient comme peau de chagrin.


Je m’étais donc retrouvé avec ce problème ennuyeux à gérer. J’aimais écrire. C’était mon activité la plus enthousiasmante. Je m’en cognais d’être dans le top des ventes, d’avoir mon portrait en haut de l’affiche. Par contre, cela m’aurait fait mal aux seins de ne plus pouvoir faire de livres. Tenaillé par mon SVF (le Syndrome du Vieux Flippé), j’avais donc pris le taureau par les cornes. Chaque problème ayant une solution, il suffisait de trouver laquelle. La première question à résoudre était celle de la visibilité. Avant, toujours dans l’Ancien Monde, les émissions de télé, la presse, la radio, permettaient de susciter l’impulsion d’achat. Mais là, tout le monde s’en fichait. Trop de sollicitations, de séries, d’Instagram, de liens, d’articles, de musique en streaming, d’ARTE+7, de Netflix et d’expos le week-end pour se changer les idées après une semaine rivé à son écran. Vous aviez beau avoir de bonnes critiques, être invité dans des émissions, vous étiez noyé dans le flux. Il y avait bien sûr les réseaux. Mais là aussi, à moins d’être un YouTubeur hors pair, ce n’était pas si évident de tirer son épingle du jeu. Car les réseaux étaient saturés par… tout le monde. C’était le truc génial d’Internet. Tout le monde avait quelque chose à dire, et ne s’en privait pas. Du coup, cela faisait beaucoup. J’avais beau avoir mes cinq mille amis sur FB, et des likes quand je mettais un post, un like ne se transformait pas en l’impulsion d’achat nécessaire. Il me fallait donc répondre à cette première question : comment retrouver plus de visibilité ?

Vincent Ravalec, "Mémoires intimes d'un pauvre vieux essayant de survivre dans un monde hostile"

jeudi 2 octobre 2025

Miss Minimum

« Il referma la porte. Elle était dépourvue de verrou. Il ouvrit le casier. Des calendriers y étaient entassés ; à chaque mois était associée une femme plus ou moins dénudée, au sourire frénétique. Il lui fallut un certain temps avant de s’apercevoir qu’il manquait un pouce à la fille de janvier. Plus les mois avançaient, plus les handicaps devenaient évidents et nombreux : il manquait un sein à la fille de mars, les deux seins, une main et un avant-bras à celle de juillet. De la fille de décembre, il ne restait guère que le torse ; ses seins avaient été tranchés et elle portait une écharpe blanche en bandoulière frappée de l’inscription : « Miss Minimum ».
Il reposa le calendrier, referma le casier. Après avoir éteint la lumière, il s’étendit sur le lit, mais le visage déformé par la joie de « Miss Minimum » restait gravé dans son esprit. »

Brian Evenson, "La Confrérie des mutilés"


mercredi 10 septembre 2025

Bloquons tout, sauf la porte des chiottes !

 "En entrant dans le néant, il a dû se sentir chez lui."

Georges Clémenceau, évoquant le destin de François Bayrou après la chute de son gouvernement.

dimanche 20 juillet 2025

Jancovici peut aller se rhabiller

 « Ils prirent deux jours de congé pour Noël, que Tony passa à dorloter sa petite-fille en pensant aux dominos mortels. Le satellite CryoSat-2 qui mesurait l’épaisseur de la glace polaire transmettait des chiffres affolants ; les modélisations concernant l’Amazonie étaient extrêmement alarmantes et prévoyaient que le poumon de la terre ne serait plus qu’un désert calciné d’ici 2050 ; le Centre for Arctic Gas Hydrate découvrait que de nombreuses émanations de méthane atteignaient désormais la surface des mers ; le permafrost commençait à libérer ses 1 800 milliards de tonnes de carbone en Sibérie, dans le nord du Canada et en Alaska. Ainsi que Tony le martelait depuis vingt ans, les boucles de rétroaction prévues par la théorie des dominos mortels avaient probablement débuté le jour où la planète avait atteint les 365 ppm. À la vitesse où allaient les choses, le taux de carbone dans l’atmosphère grimperait sûrement jusqu’à 685 ppm, et même si la tendance s’inversait et que les émissions cessaient au niveau mondial (un authentique miracle), l’essentiel de la glace terrestre finirait par fondre. Le niveau des mers s’élèverait de soixante-dix mètres. La terre était partie pour connaître une hausse de quatre, cinq, voire six degrés. Il était humainement impossible d’imaginer à quoi ressemblerait alors la planète, et pourtant cela pourrait se produire du vivant de sa petite-fille. Les derniers représentants de la génération à laquelle il appartenait allaient s’éteindre en regardant se déployer le chaos qu’ils avaient ajouté à l’existant. Holly, Catherine et leurs semblables verraient la civilisation entamer une désintégration violente comprenant une dissolution de l’ordre social, des famines de masse, des épidémies et des conflits armés pour l’eau et les terres cultivables. La génération d’Hannah Gail Yu assisterait ensuite à des épisodes climatiques sans précédent. Été après été, la planète se réchaufferait si vite que des États et des régions entiers seraient engloutis par des incendies et des tempêtes de sable, tandis que des torrents d’eau apportés par de gigantesques typhons et microrafales descendantes s’abattraient sur les côtes, détruisant et noyant les principales métropoles. Les populations se trouveraient en proie à des phénomènes inédits dans l’histoire humaine. Plusieurs fois par an, aussi longtemps qu’elle réussirait à survivre, Hannah verrait ces monstruosités biosphériques frapper et massacrer aveuglément. La production de nourriture diminuerait car toute agriculture serait devenue pratiquement impossible, et le réseau trophique se décomposerait à mesure que l’extinction de masse emporterait une espèce après l’autre. Hannah ne serait jamais présidente, danseuse étoile, neuroscientifique ou influenceuse. Comme presque toute sa génération, elle deviendrait une charognarde, probablement cannibale à l’occasion. Sa vie serait dure et violente. Et la génération suivante – à laquelle auraient dû appartenir les arrière-petits-enfants de Tony – serait vraisemblablement la dernière de l’espèce humaine, car la surface de la terre serait devenue trop chaude pour abriter la vie. »

Extrait de "Le Déluge", de Stephen Markley.


jeudi 17 juillet 2025

Le problème de la dette

livre repéré il y a deux étés
chez Ptiluc
(c'est le temps moyen
pour q'une info
atteigne mon cerveau)
« Aujourd’hui, l’agression armée est définie comme un crime contre l’humanité, et les tribunaux internationaux, quand ils sont saisis, condamnent en général les agresseurs à payer des indemnités. L’Allemagne a dû s’acquitter de réparations massives après la Première Guerre mondiale, et l’Irak continue à indemniser le Koweït pour l’invasion de Saddam Hussein en 1990. Mais pour la dette du Tiers Monde, celle de pays comme Madagascar, la Bolivie et les Philippines, le mécanisme semble fonctionner en sens inverse. Les États endettés du Tiers Monde sont presque exclusivement des pays qui, à un moment ou à un autre, ont été agressés et occupés par des puissances européennes – celles-là mêmes, souvent, à qui ils doivent aujourd’hui de l’argent. En 1895, par exemple, la France a envahi Madagascar, dissous le gouvernement de la reine Ranavalona III et déclaré le pays colonie française. L’une des premières initiatives du général Gallieni après la « pacification », comme aimaient à dire les envahisseurs à l’époque, a été d’imposer lourdement la population malgache : elle devait rembourser les coûts de sa propre invasion, mais aussi – les colonies françaises étant tenues d’autofinancer leur budget – assumer ceux de la construction des chemins de fer, routes, ponts, plantations, etc., que le régime colonial français souhaitait construire. On n’a jamais demandé aux contribuables malgaches s’ils voulaient avoir ces chemins de fer, routes, ponts et plantations, et ils n’ont guère pu s’exprimer non plus sur leur localisation ni leurs méthodes de construction1. Bien au contraire : au cours du demi-siècle qui a suivi, l’armée et la police françaises ont massacré un nombre important de Malgaches qui protestaient trop énergiquement contre tout cela (plus d’un demi-million, selon certains rapports, pendant une seule révolte en 1947). Notons bien que Madagascar n’avait jamais infligé de préjudice comparable à la France. Néanmoins, on a dit dès le début au peuple malgache qu’il devait de l’argent à la France, on considère actuellement qu’il doit toujours de l’argent à la France, et le reste du monde estime cette relation parfaitement juste. Quand la « communauté internationale » perçoit un problème moral, c’est en général lorsque le gouvernement malgache lui paraît lent à rembourser ses dettes. »

David Graeber "Dette : 5000 ans d'histoire" 

dimanche 29 juin 2025

Le problème du malheur

Le problème du malheur né de la haine de soi, du mépris et du dégoût (en tant que sous-produits de la compulsion), c'est qu'ils nous enferment dans une spirale de souffrance, d'égoïsme et finalement les murs deviennent tellement hauts qu'on n'a plus l'énergie ni pour les escalader ni pour les détruire; comme dit une copine :
"Le problème assez net du cyberdep (j'en connais pas des masses, mais j'en ai vu passer quelques uns et je suis allée lire quelques confessions sur les forums) c'est qu'il est totalement et complètement centré autour de "je". JE vais mal. JE me suis négligé. JE suis un horrible personnage (= je suis quelqu'un de SPECIAL, de spécialement mauvais). JE vais m'occuper de MOI. JE vais aller mieux. JE vais m'occuper de MA femme (et non je vais m'occuper de ma FEMME). Sa maladie, c'est l'égocentrisme. S'il décide de faire du sport, d'aller voir un thérapeute, de se comprendre... c'est toujours et encore la même maladie qui continue. Et moi et moi et moi... Il faut que leur femme suive leur progrès, que leurs potes les encouragent - et cette maladie du forum est assez symptomatique -. Chepa leur dirait "arrêtez de ne penser qu'à vous, ça irait déjà beaucoup mieux". Est-ce qu'on a déjà vu un cyberdep qui ait un intérêt réel pour une autre personne ? (je pose la question). Qui au lieu de s'occuper de son propre programme va fait du bénévolat pour s'occuper d'autres gens ? Quand toutes tes pensées sont autocentrées tu ne peux qu'aller super mal, cyberdep ou pas. C'est pour ça d'ailleurs que même s'ils arrêtent ils ne se sentent pas tellement mieux. Et c'est peut-être pour ça qu'Orroz s'en est sorti, plutôt que grâce à une bonne méthode. Parce que semble-t-il, il pense aux autres. Remarque, peut-être que sa méthode exige de penser aux autres, justement, mais si c'est le cas, elle n'est pas appliquée souvent." 
L'aveu de ta faiblesse ne t'autorise pas à te murer dans ton malheur. Mais si tu ressens précisément que tu touches le fond de la misère, ça peut être l'occasion d'un nouveau départ. Tu peux apprendre à regarder tes émotions négatives (honte, culpabilité, regrets et tutti quanti) d'un autre oeil : leur fonction est de te rendre la vie intolérable au point de te contraindre à chercher une issue, et de ce point de vue c'est plutôt réussi, non ? Eckardt Tolle utilise l'image d'un charbon ardent : Comment laissez-vous tomber un morceau de charbon ardent que vous tenez à la main ? Comment laissez-vous tomber un bagage lourd et inutile que vous portez ? En reconnaissant que vous ne voulez plus souffrir ni continuer à porter ce fardeau, puis en l'abandonnant. A un moment donné, et je te souhaite d'y arriver avant l'heure dernière, il te faudra lâcher prise sur ta souffrance. La saluer, et puis passer à autre chose. Ca pue peut-être le néo-bouddhisme ou le new age, mais ça pue moins fort que là d'où on vient.

mercredi 28 mai 2025

Vision Aveugle

"Nous explorons des domaines au-delà de la simple compréhension humaine. Parfois ses contours sont tout simplement trop complexes pour nos cerveaux, à d'autres moments ses axes même s'étendent dans des dimensions que sont incapables de concevoir des esprits construits pour baiser et se battre sur des prairies préhistoriques. Tant de choses nous contraignent, dans tant de directions. Les philosophies les plus altruistes et les plus viables échouent face à l'intérêt personnel, cet impératif brutal du tronc cérébral."

(Peter Watts, Vision Aveugle)

"la sélection naturelle prend du temps, et le hasard y joue un rôle. Si nous sommes à ce point inaptes, pourquoi n'avons-nous pas disparu ? Pourquoi ? Parce que la partie n'est pas terminée. La partie n'est jamais terminée, aussi ne peut-il y avoir de gagnants. Il n'y a que ceux qui n'ont pas encore perdu."

Peter Watts, dans la postface de Vision Aveugle.