dimanche 20 juillet 2025

Jancovici peut aller se rhabiller

 « Ils prirent deux jours de congé pour Noël, que Tony passa à dorloter sa petite-fille en pensant aux dominos mortels. Le satellite CryoSat-2 qui mesurait l’épaisseur de la glace polaire transmettait des chiffres affolants ; les modélisations concernant l’Amazonie étaient extrêmement alarmantes et prévoyaient que le poumon de la terre ne serait plus qu’un désert calciné d’ici 2050 ; le Centre for Arctic Gas Hydrate découvrait que de nombreuses émanations de méthane atteignaient désormais la surface des mers ; le permafrost commençait à libérer ses 1 800 milliards de tonnes de carbone en Sibérie, dans le nord du Canada et en Alaska. Ainsi que Tony le martelait depuis vingt ans, les boucles de rétroaction prévues par la théorie des dominos mortels avaient probablement débuté le jour où la planète avait atteint les 365 ppm. À la vitesse où allaient les choses, le taux de carbone dans l’atmosphère grimperait sûrement jusqu’à 685 ppm, et même si la tendance s’inversait et que les émissions cessaient au niveau mondial (un authentique miracle), l’essentiel de la glace terrestre finirait par fondre. Le niveau des mers s’élèverait de soixante-dix mètres. La terre était partie pour connaître une hausse de quatre, cinq, voire six degrés. Il était humainement impossible d’imaginer à quoi ressemblerait alors la planète, et pourtant cela pourrait se produire du vivant de sa petite-fille. Les derniers représentants de la génération à laquelle il appartenait allaient s’éteindre en regardant se déployer le chaos qu’ils avaient ajouté à l’existant. Holly, Catherine et leurs semblables verraient la civilisation entamer une désintégration violente comprenant une dissolution de l’ordre social, des famines de masse, des épidémies et des conflits armés pour l’eau et les terres cultivables. La génération d’Hannah Gail Yu assisterait ensuite à des épisodes climatiques sans précédent. Été après été, la planète se réchaufferait si vite que des États et des régions entiers seraient engloutis par des incendies et des tempêtes de sable, tandis que des torrents d’eau apportés par de gigantesques typhons et microrafales descendantes s’abattraient sur les côtes, détruisant et noyant les principales métropoles. Les populations se trouveraient en proie à des phénomènes inédits dans l’histoire humaine. Plusieurs fois par an, aussi longtemps qu’elle réussirait à survivre, Hannah verrait ces monstruosités biosphériques frapper et massacrer aveuglément. La production de nourriture diminuerait car toute agriculture serait devenue pratiquement impossible, et le réseau trophique se décomposerait à mesure que l’extinction de masse emporterait une espèce après l’autre. Hannah ne serait jamais présidente, danseuse étoile, neuroscientifique ou influenceuse. Comme presque toute sa génération, elle deviendrait une charognarde, probablement cannibale à l’occasion. Sa vie serait dure et violente. Et la génération suivante – à laquelle auraient dû appartenir les arrière-petits-enfants de Tony – serait vraisemblablement la dernière de l’espèce humaine, car la surface de la terre serait devenue trop chaude pour abriter la vie. »

Extrait de "Le Déluge", de Stephen Markley.


jeudi 17 juillet 2025

Le problème de la dette

livre repéré il y a deux étés
chez Ptiluc
(c'est le temps moyen
pour q'une info
atteigne mon cerveau)
« Aujourd’hui, l’agression armée est définie comme un crime contre l’humanité, et les tribunaux internationaux, quand ils sont saisis, condamnent en général les agresseurs à payer des indemnités. L’Allemagne a dû s’acquitter de réparations massives après la Première Guerre mondiale, et l’Irak continue à indemniser le Koweït pour l’invasion de Saddam Hussein en 1990. Mais pour la dette du Tiers Monde, celle de pays comme Madagascar, la Bolivie et les Philippines, le mécanisme semble fonctionner en sens inverse. Les États endettés du Tiers Monde sont presque exclusivement des pays qui, à un moment ou à un autre, ont été agressés et occupés par des puissances européennes – celles-là mêmes, souvent, à qui ils doivent aujourd’hui de l’argent. En 1895, par exemple, la France a envahi Madagascar, dissous le gouvernement de la reine Ranavalona III et déclaré le pays colonie française. L’une des premières initiatives du général Gallieni après la « pacification », comme aimaient à dire les envahisseurs à l’époque, a été d’imposer lourdement la population malgache : elle devait rembourser les coûts de sa propre invasion, mais aussi – les colonies françaises étant tenues d’autofinancer leur budget – assumer ceux de la construction des chemins de fer, routes, ponts, plantations, etc., que le régime colonial français souhaitait construire. On n’a jamais demandé aux contribuables malgaches s’ils voulaient avoir ces chemins de fer, routes, ponts et plantations, et ils n’ont guère pu s’exprimer non plus sur leur localisation ni leurs méthodes de construction1. Bien au contraire : au cours du demi-siècle qui a suivi, l’armée et la police françaises ont massacré un nombre important de Malgaches qui protestaient trop énergiquement contre tout cela (plus d’un demi-million, selon certains rapports, pendant une seule révolte en 1947). Notons bien que Madagascar n’avait jamais infligé de préjudice comparable à la France. Néanmoins, on a dit dès le début au peuple malgache qu’il devait de l’argent à la France, on considère actuellement qu’il doit toujours de l’argent à la France, et le reste du monde estime cette relation parfaitement juste. Quand la « communauté internationale » perçoit un problème moral, c’est en général lorsque le gouvernement malgache lui paraît lent à rembourser ses dettes. »

David Graeber "Dette : 5000 ans d'histoire"