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livre repéré il y a deux étés chez Ptiluc (c'est le temps moyen pour q'une info atteigne mon cerveau) |
« Aujourd’hui, l’agression armée est définie comme un crime contre l’humanité, et les tribunaux internationaux, quand ils sont saisis, condamnent en général les agresseurs à payer des indemnités. L’Allemagne a dû s’acquitter de réparations massives après la Première Guerre mondiale, et l’Irak continue à indemniser le Koweït pour l’invasion de Saddam Hussein en 1990. Mais pour la dette du Tiers Monde, celle de pays comme Madagascar, la Bolivie et les Philippines, le mécanisme semble fonctionner en sens inverse. Les États endettés du Tiers Monde sont presque exclusivement des pays qui, à un moment ou à un autre, ont été agressés et occupés par des puissances européennes – celles-là mêmes, souvent, à qui ils doivent aujourd’hui de l’argent. En 1895, par exemple, la France a envahi Madagascar, dissous le gouvernement de la reine Ranavalona III et déclaré le pays colonie française. L’une des premières initiatives du général Gallieni après la « pacification », comme aimaient à dire les envahisseurs à l’époque, a été d’imposer lourdement la population malgache : elle devait rembourser les coûts de sa propre invasion, mais aussi – les colonies françaises étant tenues d’autofinancer leur budget – assumer ceux de la construction des chemins de fer, routes, ponts, plantations, etc., que le régime colonial français souhaitait construire. On n’a jamais demandé aux contribuables malgaches s’ils voulaient avoir ces chemins de fer, routes, ponts et plantations, et ils n’ont guère pu s’exprimer non plus sur leur localisation ni leurs méthodes de construction1. Bien au contraire : au cours du demi-siècle qui a suivi, l’armée et la police françaises ont massacré un nombre important de Malgaches qui protestaient trop énergiquement contre tout cela (plus d’un demi-million, selon certains rapports, pendant une seule révolte en 1947). Notons bien que Madagascar n’avait jamais infligé de préjudice comparable à la France. Néanmoins, on a dit dès le début au peuple malgache qu’il devait de l’argent à la France, on considère actuellement qu’il doit toujours de l’argent à la France, et le reste du monde estime cette relation parfaitement juste. Quand la « communauté internationale » perçoit un problème moral, c’est en général lorsque le gouvernement malgache lui paraît lent à rembourser ses dettes. »
David Graeber "Dette : 5000 ans d'histoire"