vendredi 21 avril 2023

Oh, Canada

Fife ne tient pas compte de cette question. Il trouve plus important de répondre tout de suite à Emma. Il préférerait ne pas devoir lui faire subir cette épreuve. L’autre solution consisterait à ne pas la détromper, à la laisser dans l’illusion sur l’homme qui, depuis plus de trente-cinq ans, est son déloyal compagnon – déloyal parce que menteur. Pour lui, quand il mourra, le monde cessera d’exister. Rien n’existera plus. Dans quelques semaines, ou peut-être seulement quelques jours ou quelques heures, la vérité ou la fausseté de tel ou tel aspect du monde n’auront plus d’importance pour lui. Mais pour Emma, quand Leo mourra, c’est seulement ce morceau du monde que constitue Leo, son mari, qui cessera d’exister. Et si elle ne sait pas qui était réellement son mari, alors elle ne saura pas quelle partie de sa vie sera tombée hors de l’existence. Si elle ne sait pas ce qui a disparu, elle ignorera la forme et la nature de ce qui reste.

« J’ai besoin que tu sois ici pour ça, lui dit-il. Je ne te demanderai jamais rien de plus. C’est le seul moyen pour moi de finir ma vie avec une conscience nette. Depuis le début de mon adolescence, ma vie a été un cauchemar, un cauchemar dont je suis l’auteur, et j’essaye enfin de m’en sortir en me réveillant. Tant que je le peux encore.

Mais pourquoi est-ce que tu ne te débarrasses pas de ce poids, si c’est ce que tu fais, avec moi seule ? En privé. Pourquoi faut-il que tu le fasses en public, devant une caméra ?

Il a besoin de la caméra, du micro et de l’obscurité. Le seul moyen que connaît Fife pour dire la vérité, c’est de s’asseoir ainsi dans le noir devant la caméra, au lieu de se poster derrière elle, puis de se fixer un micro à l’aide d’un clip et de se mettre à parler. Sans la caméra qui l’observe, sans le micro qui l’écoute, sans l’obscurité qui l’entoure, il mentirait à Emma, il mentirait à tout le monde. Il tenterait d’amener Emma à l’aimer plus qu’elle ne le fait. S’il était en mesure de la voir, il lui mentirait. Il surveillerait son visage, surtout ses beaux yeux gris, il noterait la façon dont son corps réagit à ce qu’il raconte, et il réviserait son histoire en conséquence. S’il n’y avait ni caméra, ni micro, ni enregistrement de ce qu’il a révélé, il mentirait. S’il pouvait voir un seul d’entre eux, il mentirait. Même dans l’obscurité, s’il ne parlait qu’à Malcolm, Vincent, Diana et Sloan, il mentirait. S’ils étaient dans une autre pièce où ils le suivraient sur un écran, encore une fois il mentirait. Il tenterait de se rendre plus attrayant, plus intéressant et plus digne d’amour qu’il ne l’est.

Il a passé la plus grande partie de sa vie d’adulte derrière la caméra, hors de vue, posant des questions puis enlevant ses questions au montage pour laisser seulement les mots qu’il voulait qu’on entende et les images qu’il voulait qu’on voie. Exactement comme le fait à présent Malcolm. Malcolm travaillera sur ces rushes et il leur donnera la forme qui convient à ses besoins et ses désirs à lui, pas à ceux de Fife. Ce sera alors l’histoire de Malcolm, pas celle de Fife. Mais tant qu’Emma est là pour écouter Fife et tant que Malcolm n’a pas encore mis la main sur les rushes, Fife est capable de s’empêcher de mentir. Emma est l’unique personne qui aime Fife pour ce qu’il est, peu importe ce qu’il est. C’est l’unique personne envers laquelle Fife n’éprouve pas le besoin, l’obligation de séduire. C’est comme mon ultime prière, dit-il doucement. Qu’on croie en Dieu ou pas, on ne ment pas quand on prie. Et on n’essaye pas de séduire Dieu. 

Banks, Russell. « Oh, Canada. » Actes Sud

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