lundi 12 août 2024

Eurasien


« Aujourd’hui encore, le gardien au visage poupon qui vient me surveiller chaque jour me traite de bâtard quand ça lui chante. Cela ne me surprend pas, même si j’espérais mieux de la part de vos hommes, mon cher commandant. Je l’avoue, le mot me fait encore mal. Peut-être, pour changer, pourrait-il me traiter de corniaud ou de demi-citron, comme d’autres l’ont fait par le passé ? Et pourquoi pas métis, le terme qu’utilisaient les Français quand ils ne m’appelaient pas Eurasien ? Eurasien me conférait un vernis romantique auprès des Américains, mais ne m’avançait à rien avec les Français. J’en croisais encore de temps en temps à Saigon, colons nostalgiques qui s’entêtaient à rester dans ce pays après la liquidation de leur empire. Le Cercle sportif était leur repaire. Ils y sirotaient du Pernod tout en ressassant le passé de ces rues saïgonnaises qu’ils appelaient encore par leurs noms français : le boulevard Norodom, la rue Chasseloup-Laubat, le quai de l’Argonne. Ils régentaient le personnel indigène avec une arrogance de nouveaux riches et, quand je me présentais, me considéraient avec l’œil soupçonneux de gardes-frontières vérifiant les passeports.
Néanmoins, ce ne sont pas eux qui ont inventé l’Eurasien. La paternité en revient aux Britanniques, en Inde, lesquels avaient également jugé impossible de ne pas croquer dans le chocolat local. Comme ces Anglais à casque colonial, les soldats des forces expéditionnaires américaines dans le Pacifique n’avaient pas résisté aux charmes des indigènes. Eux aussi avaient inventé un mot-valise pour décrire les gens comme moi : les Amérasiens. Bien que dans mon cas le terme ne fût pas approprié, je pouvais difficilement en vouloir aux Américains de me prendre pour un des leurs, étant donné que les rejetons tropicaux des GI pouvaient à eux seuls former une petite nation. Aux acronymes, nos compatriotes préféraient les euphémismes ; les gens comme moi, ils les appelaient la poussière de la vie. Plus concrètement, l’Oxford English Dictionary que je consultais à Occidental College m’apprit que je pouvais être qualifié d’« enfant naturel », et dans tous les pays que je connais je suis un fils illégitime. Ma mère m’appelait son enfant de l’amour, mais je n’aime pas m’attarder là-dessus. En fin de compte, c’était mon père qui avait raison. Il ne m’appelait rien du tout.»

Viet Thanh Nguyen. « Le Sympathisant. »

dimanche 11 août 2024

bon pour la planète


« Qu’est-ce qu’il y a de mal à trafiquer l’héroïne ? La blanche est expédiée en Europe ou en Amérique. Imagine un narcissique, un nombriliste qui, sans elle, aurait provoqué une pollution inimaginable en se rendant tous les jours à son travail, probablement seul dans sa voiture, pour y consommer de l’électricité dans un bureau surchauffé… Grâce à nous, il reste chez lui dans les vapes et se fait virer de son boulot. Son travail est sous-traité au Bangladesh, où quelqu’un l’accomplit pour le cinquième de son salaire et, avec ça, nourrit une famille de sept personnes. En plus, ce gars-là va à son bureau à bicyclette – c’est bon pour la planète. »


John Burdett. « Le parrain de Katmandou. » Presses de la Cité

jeudi 8 août 2024

La sécurité vient de l'éveil, le malheur est paralysé

(..) Sur les carcasses de bâtiments à moitié détruits, des panneaux lancent des messages de mise en garde en chinois et, dans une mauvaise traduction, en serbe : 
"La sécurité vient de l'éveil, le malheur est paralysé."
"Voilà ce que donne la rencontre de la propagande communiste avec Google Traduction" commente en souriant l'ancien mineur qui nous sert de guide. (..)

"Au marges de l'Europe, la Chine grignote les Balkans" 
article paru dans le Monde Diplomatique d'aout 2024

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j'ai noté celle-là, parce que moi ça me semble tout à fait cohérent, ce mantra en forme d'aphorisme. Mais c'est vrai que sans mes 20 minutes de méditation matinale, je serais passé à côté, ajouta-t-il en n'ayant l'air de rien alors qu'il n'était pas grand-chose. 

mercredi 7 août 2024

Calmar éviscéré

(..) Puisque je m’étais réconcilié avec la question du péché contre moi-même, m’y adonnant parfois toutes les heures, il ne me fallut pas longtemps avant de pécher avec d’autres. Ainsi commis-je mon premier acte contre nature à l’âge de treize ans, avec un calmar éviscéré, chapardé dans la cuisine de ma mère, où l’attendait le même destin que celui de ses compagnons. Ô pauvre calmar muet et innocent ! Tu avais la taille de ma main et, une fois débarrassé de ta tête, de tes tentacules et de tes viscères, tu avais la forme bien commode d’un préservatif, objet dont je ne soupçonnais alors même pas l’existence. À l’intérieur, tu présentais la consistance lisse et visqueuse de ce que j’imaginais être un vagin, cette chose merveilleuse que je n’avais évidemment encore jamais vue, sauf chez les bébés et les nourrissons qui se promenaient tout nus, ou à moitié nus, dans les allées et les jardins de ma ville. Soit dit en passant, ce spectacle choquait nos maîtres français. Ils voyaient dans cette nudité enfantine la preuve de notre barbarie, qui elle-même justifiait leurs viols, leurs saccages et leurs pillages, au nom d’un principe supérieur : habiller nos enfants afin que les bons chrétiens dont l’esprit et la chair étaient soumis à rude épreuve soient moins tentés. Mais je m’égare ! Revenons à toi, calmar sur le point d’être outragé : lorsque je plongeai mon index, puis mon majeur, dans ton étroit orifice, par simple curiosité, la succion fut telle que mon imagination tourmentée ne put s’empêcher de faire le lien avec l’organe féminin tabou qui m’obsédait depuis plusieurs mois. Sans le vouloir, et hors de tout contrôle, ma virilité furieuse se mit au garde-à-vous, m’attirant vers toi, calmar séduisant et envoûtant qui m’appelait ! Même si ma mère allait incessamment rentrer de ses courses, et si à tout instant un voisin pouvait entrer dans la cuisine par l’appentis et me surprendre avec ma fiancée céphalopode, je baissai mon pantalon. Hypnotisé par l’appel du calmar et la réponse de mon sexe en érection, j’introduisis celui-ci dans celui-là, qui malheureusement lui allait comme un gant. Malheureusement, car désormais aucun calmar n’était à l’abri, sans dire pour autant que cette forme diluée de bestialité – après tout, triste calmar, tu étais mort, même si je comprends maintenant en quoi cela soulève d’autres questions morales –, que cette transgression se reproduisît souvent, le calmar étant un mets rare dans notre ville enclavée. C’était mon père, lui-même gros mangeur, qui en avait fait cadeau à ma mère. 
Le sympathisant existe aussi en série télé,
mais pas encore en suppositoires.
Les prêtres ont toujours fait l’objet de toutes les attentions de la part de leurs admirateurs béats ; ménagères dévotes et fidèles fortunés les considéraient comme s’ils étaient les gardiens à l’entrée de cette boîte de nuit ultra-sélecte qui s’appelle le Paradis. Ces dames les invitaient à dîner, nettoyaient leurs chambres, leur faisaient la cuisine et les corrompaient avec des cadeaux de toutes sortes, notamment de délicieux et coûteux fruits de mer qui n’étaient pas du tout destinés à une pauvresse comme ma mère. Les tressaillements de mon éjaculation ne suscitèrent en moi aucune honte. Je me sentis en revanche écrasé par la culpabilité dès que j’eus recouvré mes sens, non à cause d’une quelconque infraction morale, mais parce que je ne supportais pas de priver ma mère ne fût-ce que d’un morceau de calmar. Nous n’en avions qu’une petite douzaine, et elle aurait remarqué la disparition de l’un d’entre eux. Que faire ? Que faire ? Pendant que je tenais dans ma main le calmar stupéfait, défloré, de la vulve maltraitée duquel s’écoulait mon sacrilège, mon cerveau retors conçut aussitôt un plan. D’abord, nettoyer les traces du crime sur le corps inerte et violenté de l’animal. Ensuite, découper de petites entailles sur sa peau pour bien l’identifier. Enfin, attendre le dîner. Mon innocente mère rentra dans notre hutte misérable, farcit le calmar avec du hachis de porc, des nouilles de haricot, des champignons en dés et du gingembre émincé, puis elle le fit frire et le servit avec une sauce au gingembre et au citron vert. Ma chère odalisque était allongée sur l’assiette, seule, marquée par ma main. Lorsque ma mère me dit de me servir, j’attrapai immédiatement le calmar à l’aide de mes baguettes pour empêcher tout risque qu’elle le prenne. Sous son regard aimant et curieux, je m’arrêtai, puis trempai la bête dans la sauce au gingembre et croquai ma première bouchée. Alors ? dit-elle. Dé-dé-délicieux, bredouillai-je. Bien. Mais tu ferais mieux de le mâcher au lieu de l’avaler d’un coup. Prends ton temps. Ce sera encore meilleur. Oui, maman, dis-je. Et, avec un sourire brave, le fils obéissant mâcha lentement et dégusta le reste de son calmar souillé, dont le goût salé se mêlait à l’amour tendre de sa mère.​
D’aucuns, à n’en pas douter, trouveront cet épisode obscène. Pas moi ! Les massacres sont obscènes. La torture est obscène. Trois millions de morts sont obscènes. Mais la masturbation, même avec un calmar non consentant ? Pas tant que ça. Je fais partie des gens qui pensent que le monde serait meilleur si le mot « meurtre » nous faisait autant grincer les dents que le mot « masturbation ». 

Viet Thanh Nguyen « Le Sympathisant. »



mardi 6 août 2024

Le nihilisme ne sert à rien

"Mis à part la tristesse et le chagrin, m’avait-il demandé, qu’est-ce qui est vraiment puissant mais ne change absolument rien ? Voyant que je séchais, il avait répondu, Le nihilisme, qui était, soit dit en passant, sa philosophie." 

Viet Thanh Nguyen. « Le Sympathisant. » 

jeudi 11 juillet 2024

addiction à la pensée & lutte contre l’anéantissement

(..) Ces objections nous amènent à poser la question d’une réflexion nouvelle à propos du narcissisme et de prendre le risque de re-fonder quelque peu ce concept. Ce qui serait nécessaire, selon nous, consisterait à reprendre une réflexion à partir de ce que l’on sait actuellement du cerveau comme regroupement organisé, systémique, d’un ensemble de dizaines de milliards de neurones. Nous proposons de partir de là, bien entendu, avec le postulat matérialiste et réaliste sous-jacent que « le cerveau sécrète la pensée, comme le foie sécrète la bile » ; il est l’organe noble qui réalise les opérations de computation nécessaires pour nous dispenser les diverses fonctions cérébrales qui nous font des vivants et des humains qui perçoivent, mémorisent, se représentent le monde, imaginent, rêvent, réfléchissent, inventent, communiquent ; qui agissent de façon rationnelle, ou bien suivant des motivations inconscientes. C’est notre cerveau qui réalise aussi tout un ensemble d’opérations de traitement des informations, des niveaux conscients aux niveaux les plus inconscients. C’est enfin le cerveau qui produit le résultat sans doute le plus intriguant et le plus remarquable de tout ce travail : la conscience. Ce sentiment de conscience, conformément au cogito cartésien, est le tuf sur lequel prend place « l’amour porté à l’image de soi », le narcissisme. La question de la conscience, de son utilité, de sa pertinence, a été maintes fois débattue par les philosophes. Tantôt elle est le noyau primordial de toute vie psychique, tantôt elle est considérée comme un épiphénomène relativement superflu, la plupart de nos comportements et fonctionnements ne nécessitant aucune conscience, celle-ci n’apparaissant que dans un incessant et immédiat après-coup. Par contre, s’il est une fonction qui nécessite par principe la conscience, c’est bien le narcissisme qui dans sa définition même de «conscience de soi» (avant de devenir amour de soi) exige le préalable de la conscience. Il faut donc s’imaginer ces milliards de cellules, les neurones, qui tous ensemble, parviennent à réaliser ce champ psychique d’une conscience. Or, en tant que construction collective, le maintien tout au long de la vie éveillée de cette conscience unifiée ne doit pas être une tâche facile. Nous proposons là l’hypothèse de l’effort pour la constance de la conscience, ce qui signifie que la conscience n’est jamais, pour notre cerveau en tant que système cérébral, une donnée immédiate, naturelle, spontanée, comme « allant de soi », oserions-nous dire. Elle nécessite de la part de l’amas de neurones un travail constant de confirmation permanente de son existence en tant qu’unité.

Le modèle bouddhiste, au point de vue de son travail de discrimination psychologique, explique de façon très claire le développement et la nature du moi, de la conscience, ou « ego ». Au départ (il ne s’agit pas d’une chronologie réelle, mais d’un modèle de pensée présenté suivant une métaphore chronologique), on parle d’un «vide». Ce concept a été très mal traduit et très peu compris des occidentaux. Ils y voient généralement ce vide relatif, qui se distingue d’un plein, comme on dirait «cette bouteille est vide », ou « le vide de l’espace intergalactique ». Il ne s’agit pas du tout de cela dans la pensée bouddhiste. Ce « vide » concerne l’absence de préconceptions, un état « innocent » de la pensée, quelque chose qui doit se rapprocher au mieux de la pensée ouverte d’un très jeune enfant lorsqu’il est surpris et émerveillé dans la rencontre avec quelque chose de nouveau. Ce « vide » sera beaucoup mieux compris si l’on considère qu’il est tout ce qui reste de ténu dans une conscience simple une fois qu’on lui a retiré tous les développements qui vont suivre. Car à partir de ce « vide », comme (autre métaphore) la surface lisse d’une eau parfaitement calme, une sorte de « panique » apparaît spontanément. Cette panique représente une sorte de peur primordiale, peur du « vide », comme si le simple contact de l’esprit avec le monde portait en soi une inquiétude fondamentale. On pourrait traduire aujourd’hui cela en terme de fonction cérébrale de survie. Pour un amas de neurones, le contact avec le monde est une sorte d’irritation imparable. Les neurones sont des cellules hautement sensibles, dédiées à l’excitation et au traitement des informations. C’est à la fois leur force et leur faiblesse que d’être de façon constitutionnelle, pourrait-on dire, hyper- sensibilisées au contact avec le monde. C’est que l’évolution a sélectionné ces cellules hautement sensibles pour garantir la survie totale de l’organisme grâce à des capacités accrues d’appréhension du monde environnant. Une appréhension qui implique une perception-reconnaissance exacte en fonction d’une mémoire, une capacité à la catégorisation, et la première, la plus fondamentale et nécessaire des catégorisations est celle du classement dichotomique entre soi et non-soi. C’est une dualité essentielle qui se joue à tous les niveaux de l’organisme : entre toutes les cellules les systèmes de reconnaissance peptidique, génétique, le système immunitaire HLA, les systèmes de reconnaissance perceptifs du non-soi et de l’autre qui apparaissent très précocement après la naissance, de reconnaissance de soi (schéma corporel, cœnesthésie, image de soi) ; finalement, « Tout être vivant se doit de défendre son intégrité » (Dausset, 1990: 19) et le souci psychologique de narcissisation est le prolongement dans la sphère psychique d’un effort qui commence dès les premiers processus générateurs du vivant.

Pour la pensée bouddhiste, à partir de cette « panique », la surface de l’eau se trouble irrémédiablement et un processus s’enclenche qui prend la forme d’une entité, non pas solide, mais plutôt de quelque chose qui relève de l’illusion, de la croyance en un « soi- même », un « ego ». « L’esprit en proie à la confusion a tendance à se voir comme une chose solide et durable, mais c’est seulement un rassemblement de tendances, d’événements » (Trungpa, 1973: 122). Le moi, qui se croit une unité, n’est qu’un rassemblement d’agrégats, de conditions et de propriétés, qu’il organise en une illusoire unité. Les cinq « agrégats » traditionnellement reconnus par la philosophie bouddhiste sont la forme, la sensation, l’impulsion, le concept et la conscience. Il s’agit de la description d’un processus graduel de construction du moi. L’agrégat de la forme émerge du « vide » à partir de notre « panique ». C’est l’acte fondateur, le point de départ, l’amas organisé de neurones « sent » quelque chose, une forme (quelle qu’elle soit), et au même moment où cette forme se constitue, l’amas se constitue lui-même, de façon encore très embryonnaire, en tant que groupement : il est « cela » qui entre en contact avec la forme et la forme le fait exister tout autant qu’il fait exister la forme (« forme » renvoie bien ici au concept classique de gestalt), c’est une co-création entre l’amas neuronal et le monde, c’est la première enaction (Varela, 1993). Cette première séparation entre soi et le monde ne peut en rester là, l’amas cérébral, tout autant que l’organisme global qui l’héberge, a besoin de solidifier la forme, ce qui solidifiera par la même occasion le soi. Cette consolidation est la sensation, qui capture le monde au travers de qualités (le chaud, le froid, le sonore, le lumineux, le doux, l’espace, le temps, etc.), chacune de ces qualités est le signe fort d’une séparation : « Si je puis sentir cela là-bas, alors je dois être ici » (ibidem: 126).

L’ego poursuit son auto-élaboration avec le troisième agrégat, l’impulsion. Il s’agit de consolider la sensation elle-même en entrant en relation avec elle, selon trois schèmes de réaction encore très primordiaux et simples : être attiré vers, s’éloigner de, ou être indifférent. Si l’on observe des bactéries qui vont vers une source de nourriture, qui s’éloignent d’un agent agressif, ou qui restent statiques dans un milieu neutre, on aura une belle illustration de ce troisième agrégat. De la forme jusqu’à l’impulsion, en passant par la sensation, nous avions affaire à des sortes d’automatismes très simples. Avec le quatrième agrégat, le concept, on entre dans les développements complexes des fonctions interprétatives de l’ego. Le monde, et le soi, seront encore plus séparés et solidifiés, à partir d’un vaste système d’étiquetage intellectuel, d’interprétations, de théories, de croyances, de logiques. C’est à partir de là que le « je » commence à se nommer lui-même, en regard des choses dans le monde qu’il nomme aussi, c’est l’ego en tant qu’il se nomme lui-même « je suis ». Finalement, c’est avec la conscience, le cinquième agrégat, que le moi atteint son plus haut point de solidification, de fascination, mais encore d’illusion, puisque cette impression de solidification, de consistance, n’est que l’effet d’un assemblage. Vous regardez cette image avec une loupe et ne voyez que des points épars de diverses couleurs. Puis, vous vous éloignez de l’image et peu à peu, des points émergent une forme, une sensation, vous reconnaissez quelque chose, quelqu’un, c’est une photo, cela vous fait réagir, et vous pouvez mettre des mots, un nom sur cette photo et laisser des souvenirs vous envahir... Avec la conscience, le moi développe sa pensée, ses théories, ses émotions différenciées, il ne réagit plus seulement, il se comporte, il réfléchit, il spécule, projette, décide, vérifie, contrôle. Mais encore, le moi se met aussi à rêver, rêveries, à fantasmer ! Du fond des processus obscurs que gèrent nos neurones, et que la psychanalyse reconnaît comme l’inconscient, émerge en permanence, durant toute la vie éveillée et durant les phases de sommeil paradoxal, un flot plus ou moins dense et plus ou moins organisé de structures mentales. Cet écoulement de pensées est destiné à nous préserver du risque de la perte de soi. C’est quelque chose que nous pouvons expérimenter chaque jour, une expérience tellement triviale qu’elle passe complètement inaperçue. Il est vraiment incroyable que Freud qui a découvert tant de choses sur notre psychisme, n’ait jamais pu voir toute l’importance de cette hémorragie psychique du quotidien. Comment a-t-il fait pour analyser si finement la « psychopathologie de la vie quotidienne », nos « actes manqués», nos «rêves», nos «fantasmes», et ne pas voir, à aucun moment, le caractère contraignant de la pensée elle-même ? Même la pensée bouddhiste aurait pu l’aider à son époque, Kant, Schopenhauer et Nietzsche étaient déjà passés par là ! Nous pensons que Freud a manqué le train de la contrainte psychique pour deux raisons, l’une générale et culturelle, l’autre tout à fait personnelle. Il est tout d’abord très difficile pour un esprit occidental, surtout s’il est formé à la réflexion scientifique, rationnelle et rigoureuse, de voir la contrainte psychique. En effet, un tel entraînement à la pensée rigoureuse fait que nous ne nous arrêtons jamais, nous restons en permanence à cheval sur le flot mental, nous ne prenons aucune distance avec lui. Aussi nous restons totalement myopes à ce qui devrait autrement nous sauter aux yeux. Pourtant Freud, avec son expérience quotidienne de l’écoute analytique, de « l’attention flottante », qui est très proche de l’expérience méditative orientale, aurait dû s’apercevoir qu’il y avait là un point à étudier, à comprendre. Mais c’est là que nous touchons à la problématique personnelle de Freud, sa « tache aveugle », le point sur lequel a buté son auto-analyse (et qui aurait peut-être été dépassé s’il avait consenti à entreprendre une véritable psychanalyse) : l’addiction. Addicté à la cocaïne, un temps, puis au tabac (et très certainement à la sexualité : « Il m’est apparu que la masturbation est l’“addiction primaire”, et que les autres addictions, pour l’alcool, la morphine, le tabac, etc., ne rentrent dans la vie de l’individu qu’en tant que substitut et remplacement de la masturbation (...) on se demande évidemment si une telle toxicomanie est guérissable, et si l’analyse et la thérapie doivent s’arrêter ici, en se contentant de transformer une hystérie en neurasthénie » – Freud, 1954: lettre de Freud à Fliess en 1897), et refusant d’aborder ces problèmes, tant à son niveau personnel, qu’au niveau de sa théorie, Freud n’a jamais su prendre en compte son addiction à la pensée, celle qui lui a permis le travail acharné de réflexion et d’écriture à l’origine de son œuvre. C’est que le cinquième agrégat, la conscience, correspond bien à une addiction, c’est la première et la plus fondamentale de toutes les addictions : nous sommes tous drogués à notre pensée, à nos fantasmes en général et en particulier à nos fantasmes érotiques. En permanence nous avons besoin de penser, penser, du matin au levé, au soir au couché. C’est l’addiction prototypique de toutes les addictions et c’est d’ailleurs le défaut de penser qui entraîne, comme par compensation, les autres addictions (ou plus assurément, l’addiction, par exemple aux psychotropes, sexuelle, ou aux activités compulsives, sert à éviter l’addiction naturelle à la pensée, comme défense contre les angoisses que génère cette même pensée).

Suivant notre hypothèse de l’effort pour la constance de la conscience, celle-ci n’est donc jamais acquise de façon définitive, elle est le résultat d’un travail incessant pour son maintien. Nos neurones doivent déployer des efforts permanents pour la maintenir coûte que coûte, maintenir cette illusion d’une unité, d’un moi, du narcissisme. C’est que la « perte de conscience » menace en permanence l’amas organisé de neurones, et surtout la perte d’identité, de reconnaissance de soi. Notre moi est fragile, soluble dans la moindre expérience un peu déstabilisante. Les émotions « nous emportent », la colère « nous met hors de soi », un choc peut « nous faire perdre conscience », les modifications de notre apparence (changements pubertaires, de la sénescence, perte d’un bras, d’un sein...) remettent en question notre identité, « nous nous perdons à nous- mêmes ». Nos cinq agrégats, forme, sensation, impulsion, concept, conscience, ne sont pas des niveaux du moi séparés les uns des autres. Ils sont tous reliés entre eux et en permanence nous voyons émerger des formes, apparaître des sensations, nous sommes agités d’impulsions, nous avons besoin de catégoriser notre environnement, de penser, de rêver et de fantasmer.

Ce risque permanent de se perdre à soi-même et la contrainte psychique protectrice qui accompagne ce risque, prennent généralement la figure du désir. Comme l’explique Trungpa (1973: 149) : « Les pensées sont suscitées par l’insatisfaction, duhkha, le sentiment constamment répété que quelque chose manque, est incomplet dans nos vies. (...) A la longue, le seul fait d’être « moi » devient cause d’irritation ». Nous développerons plus loin notre modèle à ce propos, mais retenons déjà que le narcissisme s’érige sur une expérience constante d’insatisfaction. C’est là le résultat du risque de perte d’unité de l’amas neuronal. En disant que l’expérience d’unité n’est jamais acquise de façon définitive, qu’elle nécessite un incessant combat pour la survie, nous sous- entendons aussi que la perte de l’expérience d’unité, la perte du moi, est un sentiment sous-jacent permanent. En même temps que le moi se constitue (avec les cinq agrégats), il doit s’ériger sur le risque de n’être pas, il est un feu fragile, car illusoire, qui doit constamment être entretenu. Aussi, ce danger de perte du moi prend-il figure d’une sorte d’insatisfaction fondamentale. Le moi ne peut pas être satisfait, ce serait illogique. L’illusionniste peut faire son tour de magie, parce qu’il y a un truc ! Le moi ne peut être qu’un moi insatisfait car il est formé à partir de cette tare imparable : son inexistence. Son insatisfaction fondamentale génère en permanence le premier mouvement de toute insatisfaction : le désir. Et c’est à partir du désir, des désirs générés en permanence, que se constitue le flot mental des fantasmes (et des fantasmes érotiques).

Dans cette lutte contre l’anéantissement et pour le maintien d’une intégrité, le moi possède un allier de choix : l’autre. En effet, dans la recherche d’une confirmation de soi, autrui présente un très grand intérêt : il est perçu comme image spéculaire de soi et une bonne partie du narcissisme s’élabore sur une identification à l’autre ; d’autre part, l’autre s’adresse à nous comme si nous étions une unité, une personne, un moi, ce qui tend à renforcer, là encore, l’illusion de ce moi. Cependant, en troisième lieu, l’autre représente aussi une source inestimable de stimulations, il est le fantôme intime de toute notre vie psychique, nourrissant les désirs de l’ego, il garantit ainsi sa survie. Nous verrons qu’une bonne part des « troubles du moi » provient de l’interférence produite par ce besoin de l’autre, quand l’autre ne sert plus à confirmer le moi, mais lui fait courir le risque de se perdre lui-même. 

Eric Loonis, "La Structure Des Fantasmes Erotiques"



jeudi 20 juin 2024

Orteils miniatures

« Tout homme a besoin d’un but, dit-il en contemplant le pistolet. Avant de rencontrer Linh, j’en avais un. Je voulais venger mon père. Et puis je suis tombé amoureux, et Linh est devenue plus importante que mon père ou que ma vengeance. Je n’avais jamais pleuré depuis sa mort, mais après mon mariage j’ai pleuré devant sa tombe parce que je l’avais trahi là où ça comptait le plus, dans mon cœur. Je ne m’en suis jamais remis jusqu’à la naissance de Duc. Au début, il n’était qu’une petite chose bizarre et moche. Je me suis demandé ce qui n’allait pas chez moi, pourquoi je n’aimais pas mon propre fils. Et peu à peu il a grandi, grandi, si bien qu’un soir j’ai remarqué combien ses doigts, ses orteils, ses mains, ses pieds étaient parfaitement dessinés, comme des versions miniatures des miens. Pour la première fois de ma vie, je savais ce que c’est que d’être frappé d’émerveillement. Même tomber amoureux n’avait rien à voir. J’ai alors compris que mon père avait dû me regarder comme ça. Il m’avait créé, et j’avais créé Duc.
C’était la nature, l’univers, Dieu qui passaient à travers nous. C’est là que je suis tombé amoureux de mon fils, que j’ai compris à quel point j’étais insignifiant, et à quel point il était merveilleux, et qu’un jour il ressentirait exactement la même chose. Et c’est à ce moment-là que j’ai compris que je n’avais pas trahi mon père. J’ai encore pleuré, en tenant mon garçon, parce que j’étais enfin devenu un homme. Ce que je veux dire par là… Si je te raconte tout ça, c’est que ma vie avait un sens, avant. Elle avait un but. Maintenant, elle n’en a plus aucun. J’étais un fils, un mari, un père et un soldat, et aujourd’hui je ne suis plus rien de tout ça. Je ne suis pas un homme, et quand un homme n’est pas un homme, il n’est personne. Et la seule manière de ne pas être personne, c’est de faire quelque chose. Donc soit je me tue, soit je tue quelqu’un d’autre. Tu vois ?

Non seulement je voyais, mais j’étais stupéfait. C’était la première fois que j’entendais Bon parler aussi longtemps. Sa peine, sa colère et son désespoir avaient fait mieux qu’ouvrir son cœur : ils avaient réveillé ses cordes vocales. Ces mots réussirent même à le rendre sinon beau, en tout cas moins laid qu’il ne l’était objectivement. L’émotion adoucissait les traits durs de son visage. Jamais, avant lui, je n’avais rencontré un homme qui semblait ému, profondément ému, non seulement par l’amour, mais par la perspective de tuer. S’il était un expert par nécessité, j’étais un novice par choix, même si j’avais eu des occasions. Dans notre pays, tuer un homme – ou une femme, ou un enfant – était aussi simple que tourner la page de son journal le matin. Il suffisait d’avoir une excuse et une arme, deux choses que trop de gens, dans les deux camps, possédaient. Ce que je n’avais pas, c’était le désir de le faire, ou les diverses justifications qu’un homme endosse en guise de camouflage – le besoin de défendre Dieu, son pays, son honneur, son idéologie, ses camarades –, même si, au bout du compte, la seule chose qu’il protège est la part la plus fragile de lui-même, la bourse cachée et ridée que tout homme trimballe avec lui. Ces excuses prêtes à porter vont bien à certaines personnes. Pas à moi. »

Viet Thanh Nguyen. « Le Sympathisant. »