L’ego poursuit son auto-élaboration avec le troisième agrégat, l’impulsion. Il s’agit de
consolider la sensation elle-même en entrant en relation avec elle, selon trois schèmes
de réaction encore très primordiaux et simples : être attiré vers, s’éloigner de, ou être
indifférent. Si l’on observe des bactéries qui vont vers une source de nourriture, qui
s’éloignent d’un agent agressif, ou qui restent statiques dans un milieu neutre, on aura
une belle illustration de ce troisième agrégat. De la forme jusqu’à l’impulsion, en
passant par la sensation, nous avions affaire à des sortes d’automatismes très simples.
Avec le quatrième agrégat, le concept, on entre dans les développements complexes des
fonctions interprétatives de l’ego. Le monde, et le soi, seront encore plus séparés et
solidifiés, à partir d’un vaste système d’étiquetage intellectuel, d’interprétations, de
théories, de croyances, de logiques. C’est à partir de là que le « je » commence à se
nommer lui-même, en regard des choses dans le monde qu’il nomme aussi, c’est l’ego
en tant qu’il se nomme lui-même « je suis ». Finalement, c’est avec la conscience, le
cinquième agrégat, que le moi atteint son plus haut point de solidification, de
fascination, mais encore d’illusion, puisque cette impression de solidification, de
consistance, n’est que l’effet d’un assemblage. Vous regardez cette image avec une
loupe et ne voyez que des points épars de diverses couleurs. Puis, vous vous éloignez de
l’image et peu à peu, des points émergent une forme, une sensation, vous reconnaissez
quelque chose, quelqu’un, c’est une photo, cela vous fait réagir, et vous pouvez mettre
des mots, un nom sur cette photo et laisser des souvenirs vous envahir... Avec la
conscience, le moi développe sa pensée, ses théories, ses émotions différenciées, il ne
réagit plus seulement, il se comporte, il réfléchit, il spécule, projette, décide, vérifie,
contrôle. Mais encore, le moi se met aussi à rêver, rêveries, à fantasmer ! Du fond des
processus obscurs que gèrent nos neurones, et que la psychanalyse reconnaît comme
l’inconscient, émerge en permanence, durant toute la vie éveillée et durant les phases de
sommeil paradoxal, un flot plus ou moins dense et plus ou moins organisé de structures
mentales. Cet écoulement de pensées est destiné à nous préserver du risque de la perte
de soi. C’est quelque chose que nous pouvons expérimenter chaque jour, une expérience
tellement triviale qu’elle passe complètement inaperçue. Il est vraiment incroyable que
Freud qui a découvert tant de choses sur notre psychisme, n’ait jamais pu voir toute
l’importance de cette hémorragie psychique du quotidien. Comment a-t-il fait pour
analyser si finement la « psychopathologie de la vie quotidienne », nos « actes
manqués», nos «rêves», nos «fantasmes», et ne pas voir, à aucun moment, le
caractère contraignant de la pensée elle-même ? Même la pensée bouddhiste aurait pu
l’aider à son époque, Kant, Schopenhauer et Nietzsche étaient déjà passés par là ! Nous
pensons que Freud a manqué le train de la contrainte psychique pour deux raisons, l’une
générale et culturelle, l’autre tout à fait personnelle. Il est tout d’abord très difficile pour
un esprit occidental, surtout s’il est formé à la réflexion scientifique, rationnelle et
rigoureuse, de voir la contrainte psychique. En effet, un tel entraînement à la pensée
rigoureuse fait que nous ne nous arrêtons jamais, nous restons en permanence à cheval sur le flot mental, nous ne prenons aucune distance avec lui. Aussi nous restons
totalement myopes à ce qui devrait autrement nous sauter aux yeux. Pourtant Freud,
avec son expérience quotidienne de l’écoute analytique, de « l’attention flottante », qui
est très proche de l’expérience méditative orientale, aurait dû s’apercevoir qu’il y avait
là un point à étudier, à comprendre. Mais c’est là que nous touchons à la problématique
personnelle de Freud, sa « tache aveugle », le point sur lequel a buté son auto-analyse (et
qui aurait peut-être été dépassé s’il avait consenti à entreprendre une véritable
psychanalyse) : l’addiction. Addicté à la cocaïne, un temps, puis au tabac (et très
certainement à la sexualité : « Il m’est apparu que la masturbation est l’“addiction
primaire”, et que les autres addictions, pour l’alcool, la morphine, le tabac, etc., ne
rentrent dans la vie de l’individu qu’en tant que substitut et remplacement de la
masturbation (...) on se demande évidemment si une telle toxicomanie est guérissable, et
si l’analyse et la thérapie doivent s’arrêter ici, en se contentant de transformer une
hystérie en neurasthénie » – Freud, 1954: lettre de Freud à Fliess en 1897), et refusant
d’aborder ces problèmes, tant à son niveau personnel, qu’au niveau de sa théorie, Freud
n’a jamais su prendre en compte son addiction à la pensée, celle qui lui a permis le
travail acharné de réflexion et d’écriture à l’origine de son œuvre. C’est que le
cinquième agrégat, la conscience, correspond bien à une addiction, c’est la première et
la plus fondamentale de toutes les addictions : nous sommes tous drogués à notre
pensée, à nos fantasmes en général et en particulier à nos fantasmes érotiques. En
permanence nous avons besoin de penser, penser, du matin au levé, au soir au couché.
C’est l’addiction prototypique de toutes les addictions et c’est d’ailleurs le défaut de
penser qui entraîne, comme par compensation, les autres addictions (ou plus assurément,
l’addiction, par exemple aux psychotropes, sexuelle, ou aux activités compulsives, sert à
éviter l’addiction naturelle à la pensée, comme défense contre les angoisses que génère
cette même pensée).